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samedi, 27 février 2016

Michèle Tribalat : «Les statistiques etniques sont indispensables à la connaissance»

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A l'occasion de la sortie de Statistiques ethniques, une querelle bien française, Michèle Tribalat a accordé un entretien fleuve à FigaroVox. Pour la démographe, dès lors qu'il s'agit d'immigration, l'idéologie et les condamnations morales prennent le pas sur la raison.

Dans Statistiques ethniques, une querelle bien française vous rouvrez un débat passionnel...

Ce débat est quasi-permanent. Dans mon livre, je montre dans quelles conditions il est apparu et quelles en sont les coulisses. On peut distinguer grosso modo deux périodes. À la fin des années 1990, les plus noirs desseins ont été prêtés à ceux qui étaient favorables à une forme de statistiques ethniques. Pour des raisons bien particulières, qui n'ont pas grand-chose à voir avec une démarche scientifique, la question des statistiques ethniques a été utilisée pour mener une offensive contre l'Ined visant à le faire apparaître comme le réceptacle et le diffuseur des thèses du Front national. Dans les années 2000, le débat a muté à la faveur de l'effervescence politique autour de la question des discriminations.

Il me semblait également utile d'expliquer ce que pourrait faire la statistique publique, ce qu'elle fait réellement et ce qui lui reste à faire. En effet, l'Insee a introduit au cours des années 2000, dans ses grandes enquêtes (Emploi, logement, famille…) des questions sur le pays de naissance et la nationalité de naissance des parents. C'est parfaitement légal, d'autant que la loi Informatique et libertés de 2004, qui transposait une directive européenne de 1995, a donné plus de liberté à la statistique publique. Jugée d'intérêt public en quelque sorte, elle n'a plus à recueillir l'accord des enquêtés. Par ailleurs, la CNIL a autorisé en 2007 la collecte de ces informations sur la filiation dans les enquêtes annuelles de recensement, dernier pas à franchir pour l'Insee.

La question des statistiques ethniques est d'autant plus compliquée qu'il en existe différentes catégories. Par exemple, quelle est la différence entre statistiques ethniques et statistiques ethno-raciales?

Une grande partie de la confusion provient du fait que ceux qui s'empoignent sur le sujet ne parlent pas forcément de la même chose. L'expression «statistiques ethniques» est un terme générique qui désigne le dépassement des informations habituelles - nationalité, pays de naissance des individus - pour relier à la migration des personnes qui ne l'ont jamais connue et sont françaises parfois dès la naissance. En collectant des informations sur la filiation, comme il le fait désormais régulièrement dans ses grandes enquêtes, l'Insee utilise une forme de statistique ethnique, celle pratiquée par la plupart des grands pays européens d'immigration, depuis plus ou moins longtemps. Sous l'appellation «statistiques ethniques» figurent aussi des données de type ethnoracial à l'anglaise ou à l'américaine qui mélangent la couleur de peau, l'ethnie et des pays ou continents d'origine. Figurent aussi des catégories plus subjectives sur le ressenti. Ainsi, dans le recensement de 2011, le Royaume-Uni a introduit une question sur l'identité nationale: «Comment décririez-vous votre identité nationale?» Pour y voir plus clair, le débat français devrait donc dépasser l'appellation «statistiques ethniques» pour entrer dans le vif du sujet, chacun explicitant chaque fois très précisément ce qu'il entend par là.

Pourquoi cette question est-elle aussi controversée en France et pas dans les autres pays? Est-ce parce qu'elle est liée à la problématique de l'immigration, elle-même taboue?

Bien sûr, le lien à la problématique de l'immigration est important dans la mesure où c'est un sujet contentieux. Mais, les conditions d'apparition de la polémique expliquent beaucoup de choses. Si l'on n'avait pas mêlé outrageusement le FN à cette question dès le départ, le débat aurait certainement été plus civilisé. Par ailleurs, en France, la passion pour l'égalité républicaine amène à suspecter toute division entre Français selon l'origine et à voir dans les statistiques ethniques une façon de masquer la question sociale. La recherche française est en grande partie fonctionnarisée. Certains attendent donc des chercheurs qu'ils se conduisent en fonctionnaires et étendent la discipline républicaine aux catégories statistiques. Il faut y ajouter la suspicion entretenue sur la statistique publique et les fichiers en raison notamment de la légende sur l'inconduite du SNS (Service national de statistique) pendant l'Occupation.

Comme souvent les-heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire sont évoquées. La rumeur autour «du fichier juif» refait souvent surface. De quoi s'agit-il exactement?

La police avait lancé, en juin 1941, un fichage des juifs sous l'appellation «recensement des juifs». À la même époque, en juillet 1941, René Carmille, directeur du SNS basé à Lyon, avait procédé à un recensement AP (pour activités professionnelles), dans la zone Sud, de la population âgée de 13 à 65 ans. Les deux sont souvent malencontreusement confondus. Le recensement du SNS visait à constituer une cartothèque des hommes facilement mobilisables en prévision d'un débarquement allié. Ce fichier a servi seulement en Algérie lors du débarquement allié en novembre 1942 - René Carmille en fut remercié officiellement par le maréchal Montgomery-, mais pas en métropole en raison de l'invasion de la zone Sud. Ce recensement comportait une question n°11 - êtes-vous juif? - que René Carmille avait accepté d'introduire pour mener à bien le recensement AP, afin de préparer une remobilisation dans la zone Sud. Cette question ne fut jamais exploitée au profit de Vichy ou des Allemands. Le même René Carmille avait demandé au Commissariat général aux questions juives - et obtenu - que l'on confie au SNS le fichier juif constitué par la police de la zone Sud, afin de le stériliser, ce qu'il réussit à faire parfaitement. Le fichier fut traité à Clermont-Ferrand à partir de mars 1942 et n'aboutit qu'à la confection de tableaux statistiques globaux prêts seulement au moment de la libération de la ville en août 1944. René Carmille avait introduit la cartographie et le NIR au SNS (notre numéro de sécurité sociale actuel). S'il n'y a eu aucune codification raciale dans le NIR en métropole, la question est plus controversée s'agissant de l'Algérie, mais c'est une autre histoire que j'essaie d'expliquer dans mon livre. En 1991, à deux mois d'écart, la question des fichiers juifs va être ravivée à deux reprises. En septembre, Serge Klarsfeld découvre un «fichier juif» au secrétariat d'État aux Anciens combattants. En novembre, Le Monde prétend que des codifications raciales figureraient dans le NIR, traité par l'Insee. Ces deux affaires vont conduire à deux expertises étendues au fonctionnement de la statistique publique pendant l'Occupation, et à deux rapports remis en 1996 (René Rémond) et 1998 ( Jean-Pierre Azéma, Raymond Lévy-Bruhl et Béatrice Touchelay) faisant de René Carmille et du SNS des serviteurs zélés de Vichy. Ce n'est pourtant pas l'avis de Robert Paxton qui, contrairement aux historiens des années 1990, avait exploité, dans les années 1960, les archives du SNS confiées par René Carmille à la famille Jacquey pour qu'elles soient enterrées. Pierre Jacquey était l'adjoint de René Carmille. Rappelons simplement que René Carmille fut arrêté en février 1944 par Klaus Barbie, torturé (sans avoir parlé), puis déporté à Dachau où il est mort en janvier 1945. Ce n'était pas un résistant de la dernière heure puisque le Service de la démographie - qui deviendra le SNS en 1941- fut créé en novembre 1940, précisément pour préparer une remobilisation secrète. Ce n'était pas non plus le genre d'homme à soutenir un antisémitisme d'État pour lequel il avait le plus grand mépris. On trouve, en annexe de mon livre, son article de 1939 - Sur le germanisme - qui ne laisse aucun doute là-dessus.

Dans les années 90 à l'instigation d'Hervé Le Bras, la question a été Lepénisée. La dispute était-elle réellement idéologique et scientifique? S'agissait-il d'un règlement de compte personnel?

Pour comprendre ce qui s'est passé à la fin des années 1990, il faut revenir à la crise du début des années 1990 à l'Ined. En 1989, Hervé Le Bras perd la rédaction en chef de la revue de l'Ined, Population. Pour se venger, il lance donc une offensive contre l'Ined et son directeur, Gérard Calot, en prétendant que l'Ined a masqué volontairement l'état réel de la fécondité en utilisant un mauvais indicateur pour prêcher une politique nataliste bien inutile. Pour que cette querelle d'indicateurs de fécondité prenne dans la presse - qui n'y comprend pas grand-chose -, il lepénise la question et sort un livre au ton sulfureux: Marianne et les lapins. Il dit avoir à lutter à l'Ined contre un «courant pétainiste», pas moins. En gros, l'Ined aurait été infiltré par le FN. Cette charge, très relayée par la presse, a conduit l'Ined au bord de la dissolution. Elle a privé Gérard Calot du renouvellement de son mandat ou, tout au moins, d'une sortie honorable. Hervé Le Bras sait donc, en cas de problème, comment mettre la presse de son côté. Ça a si bien marché qu'il reproduira la même tactique en 1998. C'est une histoire un peu compliquée qui remonte aux projections de population étrangère réalisées sous sa direction en 1980 pour le Haut Comité de la population, projections qui se sont révélées truffées d'erreurs. Je vous passe quelques épisodes… En 1996, Hervé le Bras cherche à faire publier par Population un article traitant des projections de population étrangère réalisées dans les années 1980, dans lequel il réhabilite les projections de 1980 conduites sous sa direction, sans jamais révéler la part qu'il y a prise, ni que ces projections sont fausses. Ce qu'il sait depuis 1983, puisqu'il a été obligé de les refaire à la demande de Gérard Calot. Cet article a été finalement publié en 1997, mais il était suivi d'un article dans lequel j'exposais, à la demande de l'Ined, la paternité et les erreurs d'Hervé le Bras. Tous ceux qui étaient à l'Ined dans les années 1980, moi y compris, auraient préféré qu'on oublie cette affaire plutôt que d'y revenir, mais Hervé Le Bras n'a guère laissé d'alternative à l'Ined. Pour se couvrir, il a ensuite contre-attaqué en rééditant le scénario de 1990, en l'actualisant et en le faisant tourner cette fois autour des catégories ethniques. Le FN étant, une fois encore au cœur du scénario. Il s'en est pris notamment à une étude publiée en 1991 dont j'étais allée présenter, à sa demande et avec lui, les résultats à Genève en mars 1988. Le débat sur les statistiques ethniques a été alors irrémédiablement pollué par la manœuvre d'Hervé le Bras plaçant le FN au cœur de la dispute pour se couvrir.

En exergue de votre livre, vous citez cette phrase de Jean-François Revel «En donnant l'assaut à un ennemi qui n'existe plus, on peut se dire qu'on remplit son devoir de défenseur de la liberté, ce qui dispense de l'accomplir face aux menaces concrètes, actuelles et réelles qui la mettent en péril, mais qui sont évidemment beaucoup plus difficiles à contrecarrer.». Pourquoi ce choix?

J'admire beaucoup Jean-François Revel qui a écrit un livre magnifique: La connaissance inutile. Cette citation s'applique fort bien au débat sur «les statistiques ethniques» dans lequel on croit pouvoir rejouer autrement une bataille depuis longtemps terminée. Faire revivre les spectres d'anciens ennemis permet de triompher à peu de frais. Si vous devez affronter Pétain et ses sbires encore aujourd'hui, c'est que vous êtes en quelque sorte un résistant. Cela vous place tout de suite du bon côté, même si le danger est inexistant. C'est ce que fait Hervé Le Bras lorsqu'il écrit, dans Marianne et les lapins (pp. 34): «je trouverai bientôt face à moi un courant que, pour faire vite, on peut qualifier de “pétainiste”». C'est aussi une manière de disqualifier l'adversaire. Qui pourrait avoir envie aujourd'hui de défendre des pétainistes? Ça fonctionne donc aussi comme une mise en garde contre toute velléité d'aller voir ce qui se trouve vraiment du côté de l'ennemi désigné. C'est une sorte de mise en quarantaine de la partie adverse.

En quoi les statistiques ethniques peuvent-elles être utiles?

On s'est longtemps contenté en France de données sur les étrangers, c'est-à-dire sur les personnes strictement de nationalité étrangère. Ce qui était manifestement insuffisant pour l'étude du phénomène migratoire au fil du temps. Des étrangers deviennent français et les enfants nés en France de parent(s) venu(s) s'installer en France sont rapidement Français, quelquefois dès la naissance. Il a donc fallu substituer à l'étude des étrangers l'étude selon la génération: immigrés (nés à l'étranger avec une nationalité étrangère) et enfants d'immigré(s). C'est ce qu'a fait, très progressivement mais partiellement l'Insee en recueillant le pays et la nationalité de naissance des parents dans certaines enquêtes. Ces statistiques sont utiles pour la connaissance du phénomène migratoire. Cela permet, par exemple, de mesurer quantitativement les populations d'origine étrangère sur deux générations. En 2012, la France métropolitaine comptait près de 4 millions d'étrangers, 5,6 millions d'immigrés, mais 12,4 millions de personnes d'origine étrangère sur deux générations, soit 6,2 %, 8,8 % et 19,6 %. C'est suivant ce principe d'étude selon la génération qu'ont été menées les enquêtes Mobilité géographique et insertion sociale de 1992 et Trajectoires et origines de 2008, afin d'étudier les processus d'intégration dans la société française. Si l'Insee introduisait les questions sur les parents dans le recensement, il serait possible d'étudier les concentrations et la ségrégation ethniques beaucoup mieux que nous ne le faisons aujourd'hui. Avec Bernard Aubry, nous l'avons fait pour les moins de 18 ans, encore au foyer des parents. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, en 2011, on comptait 21 % d'étrangers et 28 % d'immigrés, mais 60 % de jeunes de moins de 18 ans d'origine étrangère. Les données selon la filiation, sont produites par la Norvège, les Pays-Bas, la Suède et le Danemark à partir de leurs registres de population. L'Allemagne et l'Autriche les collectent aussi à partir des Mikrozensus. Il est vrai que les définitions ne sont pas toujours les mêmes, ce qui rend les comparaisons difficiles. Mais tous ces pays ont bien compris la nécessité de raisonner par génération.

Peuvent-elles également être instrumentalisées? Que répondez-vous à ceux qui en font le cheval de Troie de la discrimination positive?

Evidemment, comme toute statistique, les statistiques ethniques peuvent être instrumentalisée. Mais c'est d'abord un élément du débat public. N'avoir aucune donnée ne résout rien et ne fait pas disparaître les problèmes. Il se trouve toujours quelqu'un pour faire des calculs de coin de table avec les moyens du bord, calculs qui finissent par trouver leur public, surtout avec la puissance de diffusion que représente internet aujourd'hui. Ce n'est pas parce que la statistique publique est muette sur un sujet que les velléités de quantification disparaissent. Je suis toujours surprise de voir l'accueil que l'on fait à mon estimation de la population musulmane, réalisée à partir de l'enquête Trajectoires et origines de 2008 et que j'ai extrapolée jusqu'en 2015-2016, en prévoyant le franchissement des 5 millions: non, ce n'est pas assez, il y en a plus! C'est le résultat me semble-t-il d'une absence totale de renseignements fiables sur longue période qui a conduit à douter: 5 millions était déjà un chiffre avancé à la fin des années 1990, sans aucune base sérieuse.

Ceux qui se méfient des arrières pensées des partisans des statistiques ethniques n'ont pas tort. Avec la transposition des directives européennes sur les discriminations ethniques en 2004, s'est développé un lobbying pour la mise en place d'une politique de discrimination positive. Les partisans d'une telle politique ne manquent pas à gauche comme à droite. Cela a été le cas de Nicolas Sarkozy par exemple. Lorsqu'il était président, il était favorable aux quotas. Rappelez-vous, il souhaitait faire entrer la diversité dans la Constitution. L'expérience américaine devrait, au contraire, nous retenir de nous lancer à la suite des États-Unis. Les résultats ne sont guère probants et il est très difficile d'en sortir. Même dans les États où les politiques préférentielles ont été jugées illégales à l'Université, des subterfuges ont été trouvés. L'un d'entre eux est même appliqué en France par l'Éducation nationale avec le dispositif meilleurs bacheliers qui réservent des places dans les filières sélectives aux 10 % de bacheliers en tête de leur classement dans chaque lycée.

On attend des politiques, lorsqu'ils émettent un avis sur les statistiques ethniques, qu'ils nous disent ce qu'ils entendent par là et ce qu'ils comptent en faire.

Michèle Tribalat a mené des recherches sur les questions de l'immigration en France, entendue au sens large, et aux problèmes liés à l'intégration et à l'assimilation des immigrés et de leurs enfants. Son dernier Statistiques ethniques une querelle bien française vient de paraître aux éditions du Toucan.

Source : Le Figaro

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