mercredi, 06 avril 2016
Aux sources du djihadisme belge
Combien de fois, derrière son front mangé par une belle tignasse blanche, Véronique Loute a-t-elle retourné l’histoire ? Des années presque sans sommeil la séparent de son fils, Sammy, 27 ans, parti « comme un voleur » pour la frontière turco-syrienne, le 28 octobre 2012. Après un silence de plusieurs semaines, de rares informations lâchées par les services secrets belges et quelques appels de son « gosse » ont permis à cette retraitée bruxelloise de comprendre que son enfant combattait en Syrie. Daech ou Front al-Nosra, elle ne sait sous quel drapeau, tout comme elle ignore le nom de combattant de Sammy.
La seule certitude de Véronique Loute tient à la date de son dernier contact avec lui, à la fin du mois d’août 2015, par Skype. « Il m’a dit : “Je te répète que je ne peux plus te parler.” », se souvient-elle, la voix rocailleuse, les yeux secs. Depuis, rien, sinon de lancinantes questions et, cette angoisse le 22 mars, quand trois kamikazes ont tué 32 personnes à Bruxelles : « Je me suis dit, pourvu que ce ne soit pas le mien. »
La Belgique, premier fournisseur européen de djihadistes
Converti à l’islam, Sammy fait partie de ces jeunes musulmans de Bruxelles, d’Anvers ou de Gand partis combattre au Levant et dont le nombre impose un sinistre record à la Belgique : celui de premier fournisseur européen de djihadistes en regard de sa population. Une singularité que le Royaume cherche toujours à comprendre, se demandant s’il n’est qu’un concentré des maux qui minent le Vieux Continent ou si son système et son histoire y sont pour quelque chose.
Une partie de l’explication se loge peut-être entre ces murs jaune pâle qui se dressent à la lisière du quartier européen de Bruxelles, dans l’épaisseur des arbres du Parc du Cinquantenaire : ceux de la Grande Mosquée, édifice construit lors d’une Exposition universelle à la fin du XIXe siècle et transformé en mosquée dans les années 1970. Opérée par une ONG saoudienne, la Ligue islamique mondiale, après une alliance scellée entre le Roi Baudouin et Riyad en 1969, elle passe pour être le centre du salafisme outre-Quiévrain.
« Les idées salafistes sont restées en Arabie saoudite »
« C’est la porte d’entrée du salafisme en Belgique, indique Michaël Privot, islamologue à Bruxelles, converti à l’islam à 19 ans. Financés par l’Arabie saoudite, de petits guides gratuits sur le pèlerinage, sur ce qui est licite ou ce qui ne l’est pas, y sont diffusés. L’orthopraxie salafiste habituelle. » Autre canal irrigué par la Grande Mosquée : un « service social » à l’usage des fidèles en quête de conseils sur l’éducation des enfants ou la vie conjugale. « Par ce biais, des positions ultra-normatives ont influencé toute une génération de musulmans en Belgique, sans qu’ils soient nécessairement religieux ou se rendent à la mosquée », poursuit Michaël Privot.
Avec des accents d’auto-défense, un autre discours résonne dans le hall glacial de la Grande Mosquée, sur les portes duquel s’affiche une condamnation des attentats du 22 mars. « Il ne faut pas croire les rumeurs, les idées salafistes sont restées en Arabie saoudite », assure Lhoussaine Ghailani, architecte de passage à la Grande Mosquée en prévision de travaux de réfection. La conversation facile, ce musulman pratiquant tient à se distinguer de ses coreligionnaires partis combattre en Irak ou en Syrie. « Quand je les vois, je me sens sali au plus profond de moi, dit-il. En invoquant l’islam, ils détruisent ce sur quoi j’ai bâti ma vie. »
Quête identitaire plutôt que spirituelle
Fils d’un immigré marocain arrivé, comme tant d’autres, en Belgique dans les années 1960 pour travailler comme ouvrier dans la construction, puis dans une usine de conditionnement de bouteilles d’alcool, Lhoussaine Ghailani, la quarantaine, évoque son enfance comme une belle époque. C’était à Laeken, le quartier populaire de Bruxelles où a grandi Sammy, le fils de Véronique Loute devenu djihadiste. « Il y avait toutes les nationalités dans la rue, et un jardin communautaire, c’était magnifique, l’islam n’était pas un problème », se souvient-il. Il en veut pour preuve ce rituel des fêtes de fin d’année : « On recevait des caisses de l’entreprise de Papa pour Noël. Il y avait plein de choses, dont du jambon et du vin. On les mettait de côté, on mangeait le reste, on ne se posait pas de questions ! »
Débat sur le halal à l’école, généralisation du port du voile, conflits entre identités belge et musulmane… Lhoussaine Ghailani le reconnaît : près de quarante ans après, l’islam n’est plus exactement le même en Belgique. Des positions se sont figées, une quête identitaire a souvent pris le pas sur la spiritualité. « De jeunes musulmans ont assimilé un rejet de la société occidentale sous l’influence d’une pensée exclusiviste selon laquelle l’islam est la seule identité humaine », explique Emilio Platti, dominicain et islamologue, qui a longtemps travaillé au foyer des jeunes de Molenbeek, cette commune dont 80 % de la population est musulmane.
L’exclusion sociale au cœur du problème
La reconnaissance par l’État belge de l’islam comme religion officielle, en 1974, au même titre que le catholicisme ou le judaïsme, n’a pas joué comme un rempart contre la propagation de l’antagonisme entre démocratie et islam, socle du salafisme. Diffusé par Internet, aiguisé par les frustrations arabes nées du conflit israélo-palestinien et l’islamophobie engendrée par les attentats du 11 septembre 2001, il s’est aussi nourri de l’exclusion sociale qui concerne davantage les Belges musulmans que les autres.
Ce discours a eu prise sur les jeunes d’origine marocaine bien plus que sur ceux d’origine turque, absents des listes des djihadistes. Les grands-parents des uns et des autres sont pourtant arrivés en Belgique à la même époque, celle des balbutiements de l’islam dans le pays, et dans le même cadre, celui des conventions de travail signées par Bruxelles avec Rabat et Ankara en 1964. « L’islam maghrébin en Belgique n’est pas centralisé comme l’islam turc, géré depuis Ankara, qui envoie des imams ici », explique Emilio Platti.
À Molenbeek, 75 habitants partis faire le djihad
Un contrôle qui évite peut-être la perméabilité des jeunes esprits à un discours jouant sur la fascination. « Des jeunes viennent me voir et me disent :’’Il paraît que bientôt, le messie va descendre à Damas et qu’il faut y être, est-ce que c’est vrai ?’’ », raconte Abou Youssouf, imam à Molenbeek, qui s’emploie à « déconstruire ces croyances », terreau idéal pour les recruteurs de candidats au djihad.
Chaque mois ou presque, la bourgmestre de Molenbeek, Françoise Schepmans, reçoit la liste actualisée des habitants de sa commune partis faire le djihad, décédés au front ou rentrés en Belgique. Elle passe en revue la dernière en date, qui compte 75 noms qu’elle ne divulguera pas : « Quinze sont censés être morts », détaille-t-elle. Plus tard, elle essaiera de tempérer : « Il y a aussi des talents et des succès dans la communauté musulmane, mais ceux qui réussissent ne restent pas à Molenbeek. »
l’islam, religion officielle en Belgique
D’après l’islamologue belge Peter Van Ostaeyen, 533 ressortissants belges combattaient en Syrie et en Irak en décembre 2015. Un chiffre qui fait de la Belgique le pays européen comptant le plus grand nombre de djihadistes par rapport à sa population de 11 millions d’habitants.
La Belgique compte environ 640 000 musulmans, dont une majorité originaire du Maghreb et de Turquie (première, deuxième et troisième générations confondues). Religion officielle depuis 1974 (comme le catholicisme ou le judaïsme), l’islam peut faire l’objet de cours de religion à l’école publique et les imams officiant dans des mosquées déclarées peuvent recevoir un salaire de l’État.
D’après le « Monitoring socio-économique » 2015, enquête sur l’emploi réalisée par l’État fédéral, le taux de chômage des personnes « d’origine belge » s’élève à 5,8 %, contre 25,5 % pour celles originaires d’un pays du Maghreb et 23 % pour celles originaires d’un « pays candidat à l’Union européenne » (la Turquie essentiellement).
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