mercredi, 29 juin 2016
Le Brexit ou la revanche de la périphérie sur les grandes villes
Le « leave » est l’expression du sentiment d’abandon de la périphérie des grandes villes. Londres, la cité-Etat, a oublié l’Etat-nation. C’est un effet de la globalisation.
La géographie du vote britannique sur l'Europe est d'une clarté aveuglante. Alors que le Grand Londres a voté pour le maintien à 60 ou 70 %, le reste de l'Angleterre a voté non moins massivement pour le « leave » (près de 60 %). Birmingham, la deuxième ville du royaume, a voté pour le Brexit. A Manchester, Liverpool, Leeds et Newcastle, seules les villes centres ont donné une courte majorité au « remain ".
Le divorce est social (le meilleur prédicteur du vote est le niveau de formation) mais aussi géographique. Sa radicalité est de plus masquée par les votes écossais et irlandais, qui obéissent à d'autres logiques. La carte du « leave » est proche de celle de l'extrême droite, mais ce phénomène n'explique pas tout. Le « leave » a drainé quatre fois plus de voix que l'Ukip en 2015. L'immigration, l'Europe des technocrates ne sont probablement que les boucs émissaires d'une situation qui exprime le sentiment d'abandon, d'inutilité, d'humiliation d'une « périphérie » dont Londres, depuis des décennies, se désintéresse.
Doncaster (69 % de « leave »), Wakefield (66 %), et tant d'autres villes ouvrières ont été, depuis longtemps, abandonnées par Londres plus que par Bruxelles, comme l'écrit l'éditorialiste du « Guardian », le 24 juin. Dans les années 1990, Kenichi Ohmae, chef de McKinsey pour l'Asie, défendait l'idée que l'avenir du monde était aux cités-Etats, débarrassées du fardeau des arrière-pays. Grand admirateur de Lee Kuan Yew et de Singapour, il pensait que Tokyo et Osaka gagneraient énormément à devenir indépendantes, à cesser de financer une classe politique corrompue et une riziculture grassement subventionnée.
Périphéries inutiles
De fait, la globalisation nous a fait entrer dans un monde où les périphéries nationales proches, jadis vitales pour le fonctionnement des grands centres urbains (en fournissant la nourriture, les matériaux, la main-d'oeuvre peu qualifiée), sont devenues progressivement inutiles. Elles étaient des ressources, elles sont devenues des charges. Car il y a désormais un marché mondial des périphéries, pour tous les biens et services imaginables. Londres en fournit une belle illustration, mobilisant les réseaux humains de son empire défunt.
Dans le même temps, les circuits courts reliant les centres de décision ou de conception à la production sur le territoire national ont éclaté au profit des chaînes de valeur transnationales. Seule reste alors, à limite, la redistribution par le biais des automatismes de l'Etat social. Londres, d'une certaine manière, est une cité-Etat, la première du monde. Mais les politiciens qui dirigent le pays ont oublié qu'il y avait toujours un Etat-nation et que, dans ce cadre suranné, même les inutiles votent ! Ils se sont mis, en entraînant leur pays avec eux, dans une situation absurde, où tout le monde est perdant.
L'urgence d'un nouveau modèle urbain
Cette dissociation entre centres et périphéries, et les tentations de sécession des centres qu'elle fait naître, est un des effets majeurs de la globalisation. Elle est très sensible en Asie, en Inde, en Chine, aux Etats-Unis, où les pôles dynamiques des côtes divergent de plus en plus des zones centrales qui se « tiers-mondisent ». Une partie des gourous de la Silicon Valley réclame l'indépendance pour la Bay Area. En Europe continentale, la situation est différente. La redistribution interterritoriale reste forte à l'échelle des nations. En France, le réseau des métropoles régionales, plus dynamiques que la capitale, forme une structure relais efficace qui maille le territoire et nous protège du divorce à l'anglaise.
L'Allemagne est un vaste semis de villes moyennes et de grandes villes aux spécialisations complémentaires. Son territoire est très homogène, à l'exception de l'ex-RDA. Mais les mêmes forces, chacun le voit, sont à l'oeuvre. Ce n'est pas l'aménagement du territoire à l'ancienne qui nous sauvera, la défense de la ruralité, le fait de brider les métropoles. Ce dont nous avons besoin, c'est d'inventer un modèle nouant positivement la compétitivité et la solidarité (sociale et territoriale), et ne se bornant pas à laisser survivre celle-ci comme une sorte de sous-produit, en extinction progressive.
Pierre Veltz est chercheur et économiste.
05:25 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.