vendredi, 16 septembre 2016
L'extrême-droite en Allemagne : est-ce la fin d'un tabou ?
Séisme outre-Rhin : lors des élections locales dans l’Etat-région de Mecklembourg-Poméranie occidentale, il y a deux semaines, Alternative für Deutschland est arrivé en deuxième position avec 20,8 % des voix, devant les chrétiens-démocrates d’Angela Merkel. A la veille des élections locales qui se tiendront ce week-end à Berlin, les sondages créditent le parti d’extrême-droite d’entre 10 et 15 % des voix. Est-ce la fin de l’exception allemande en Europe en matière de populisme ? Professeur émérite de sciences politiques à l’Université libre de Berlin, Hajo Funke est un spécialiste de l’extrême-droite. Il vient de publier un livre (non traduit) consacré à l’ascension d’Alternative für Deutschland (1).
L’arrivée en deuxième position du parti Alternative für Deutschland (AfD), devant les chrétiens démocrates d’Angela Merkel lors des élections locales de Mecklembourg-Poméranie occidentale, représente-t-il la fin du tabou de l’extrême-droite en Allemagne ?
C’est dans les faits la transgression d’un tabou, qui consistait à ne pas faire d’agitation anti-réfugiés, et à ne pas chercher de boucs-émissaires. Ce tabou n’a jamais été totalement respecté, mais cette rupture a un effet décuplé aujourd’hui du fait des succès remportés par l'AfD en ex-Allemagne de l’Est. Au niveau fédéral, pourtant, le phénomène reste limité : l’AfD rencontre entre 10 à 15 % de sympathisants dans un situation qui représente un défi extraordinaire. En outre, tous les autres partis démocratiques, à quelques exceptions près, notamment du côté de l’Union des chrétiens-sociaux de Bavière [allié de la coalition au pouvoir, mais très critique de la politique d’Angela Merkel, ndlr], ont refusé d’emprunter le vocabulaire populiste de l’extrême-droite. Dans cette mesure, ce résultat reste encore un phénomène minoritaire. […]
Que représentait jusqu’ici l’absence de l’extrême-droite dans le débat politique allemand ?
Le tabou, tel qu’il s’est développé en Allemagne depuis les années 1960, consiste à dire : nous ne devons pas céder aux idéologies comparables à l’antisémitisme car nous savons que cela a des conséquences, et nous devons endiguer la xénophobie et le racisme. Ce raisonnement est toujours au cœur de la culture libérale en Allemagne, partagée par 80 à 85 % de la population, et tous les partis démocratiques. Alternative für Deutschland et le parti néo-nazi NPD sont des exceptions.
Nous n’avons cependant pas de phénomène de populisme de droite comparable à ce qui se passe en Autriche ou en France (15% de la population, je vous le rappelle, juge attractif l'AfD au nivaux fédéral). L’ascension de l’AfD est d’abord le résultat direct de son agitation anti-réfugiés. Celle-ci s’est nourrie de ce qui était à l’origine un management de crise dans le contexte dramatique de la crise des réfugiés en Hongrie, et dont les buts étaient à la fois humanitaire et pragmatique. Mais cette montée en puissance repose également sur d’autres facteurs. De larges sections de la population se sentent négligés et abandonnés, la peur du déclassement est forte, et cette peur, l’AfD l’a utilisée pour capitaliser contre les réfugiés.
La porte-parole du parti, Frauke Petry, a plaidé la semaine dernière pour une réhabilitation du terme ethno-nationaliste « völkisch » [tiré du mot Volk, “peuple“, mais historiquement lié au vocabulaire national-socialiste, ndlr]. Pourquoi se risque-t-elle à lancer un débat aussi sulfureux alors que son parti est en quête de respectabilité ? Cela signifie-t-il que les dernières barrières psychologiques liées à la culpabilité allemande sont tombées ?
Lors d’une réunion fédérale du parti à Stuttgart en avril dernier, Frauke Petry avait déjà déclaré : « L’AfD est un parti nationalement allemand, et il n’y a rien de mal à cela. » Maintenant, après le succès des élections au Mecklembourg, elle cherche à réinvestir astucieusement un mot historiquement chargé. C’est une tentative d’élargir ce que l’on peut dire politiquement et de briser les tabous. La culpabilité allemande, ça ne l’intéresse pas. Björn Höcke [élu du parti en Thuringe, et tenant de la ligne la plus dure au sein du parti, ndlr] l’a dit clairement : “Nous voulons en finir avec la névrose des soixante-dix dernières années, avec le culte de la culpabilité, avec la confrontation avec le néo-nazisme.” C’est la position officielle de l’AfD. Si celle-ci devenait acceptable, cela signifierait la fin de notre devoir de mémoire au regard de l’Histoire. Ce serait une révolution culturelle.
L’AfD est-elle en mesure de passer du statut de parti contestataire à celui parti populaire ?
Ce serait le cas s’il dépassait les 10 % lors des prochaines élections fédérales au Bundestag [en septembre 2017]. Pour l’instant, je ne le pense pas. Le parti accumule aujourd’hui essentiellement des victoires électorales en ex-Allemagne de l’Est, dans une partie du pays qui représente un cinquième de sa population totale, et où existe un contexte spécifique et des handicaps qui persistent depuis la réunification.
Quels enseignement peut-on tirer de ces élections pour celles qui doivent se dérouler le 18 septembre à Berlin ?
Les situations sont très différentes. A Berlin, le contexte est différent, avec la cohabitation de populations d’origine beaucoup plus variées. En outre, des partis comme les Verts ou Die Linke (extrême-gauche, ndlr), représentent ensemble près d’un tiers des voix. Ce qui leur donne la possibilité de créer une véritable opposition, et une alternative au populisme de droite. Mais il demeure possible que l’AfD remporte entre 10 et 15 % des voix. La ville avait déjà connu une situation similaire quand le parti [d’extrême-droite] Die Republikaner était entré au Parlement régional de Berlin entre 1989 et 1991.
Est-il possible de dresser un portrait robot des électeurs de l’AfD à Berlin ?
Même si l’AfD cherche à s’adresser aux plus vulnérables, son électorat vient de toutes les classes sociales et regroupe ceux qui se sentent laissés pour compte et en colère contre les signes de faiblesse des partis démocratiques. Ils pourraient représenter entre 10 et 15 % des électeurs berlinois. Cela concerne aussi bien des chômeurs et des gens en situation de précarité que des électeurs venus de la classe moyenne, d’anciens abstentionnistes, mais aussi des déçus de la CDU ou des militants d’extrême-droite. Ils partagent un mélange de protestation et de refus des partis politiques traditionnels, mais aussi de colère contre les réfugiés.
Doit-on conclure de ces succès récents que la bataille des idées a été perdue contre Alternative für Deutschland ?
Ce n’est pas encore le cas. Il y a eu par exemple un vrai mouvement de la société civile contre [le mouvement islamophobe] Pegida, sorte de précurseur (en plus agressif) de l’AfD, à l’exception de Dresde, où Pegida était plus important que ses opposants. D'autres initiatives ont émergé contre l’AfD, venues de l’Eglise, par exemple. Et dans le monde du théâtre, de nombreuses mises en scène menées en collaboration avec des réfugiés, ou sur le thème de l’exil. La société est donc mobilisée, c’est une façon de répondre à la haine anti-migrants de l’AfD.
09:27 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.