mardi, 15 mars 2016
Robotisation, immigration, précarisation: désintégration?
Pour Bill Gates, conduire sa propre voiture sera un jour illégal, et les chauffards remplacés par des robots. «Le genre humain sera-t-il bionisé par des imprimantes 3D déjà capables de dupliquer ses vertèbres?» se demande Eloïse Lenesley.
Il est des textes qui vous font tomber à la renverse tant ils exsudent l'endoctrinement cauteleux et la bien-pensance lubrifiée. Ainsi, une enquête - qui relève plutôt du synopsis de science-fiction - de l'institut berlinois SWP s'aventure dans une projection du problème des migrants dans l'Europe de 2020. Publiée en novembre dernier et intitulée «Wie Deutschland und die EU die größte Flüchtlingskrise der Nachkriegszeit bewältigten» (Comment l'Allemagne et l'UE ont surmonté la plus grande crise des réfugiés de l'après-guerre), cette espèce d'antithèse du Camp des Saints de Raspail prophétise que la déferlante des clandestins, qui se poursuivra au rythme de croisière d'un million par an, ne sera plus perçue comme un fléau et recueillera même l'approbation de l'opinion. L'Europe mettra en place une coordination ad hoc pour optimiser leur intégration par l'éducation et l'accès au marché du travail. Ils seront une chance pour l'économie et la démographie. Les différentes instances allemandes telles que l'Agence fédérale pour l'emploi, les chambres de commerce et les syndicats communieront dans un même élan compassionnel au sein de structures vouées à accélérer leur insertion outre-Rhin. Que du bonheur. Sauf que quelques semaines après la publication de ce joli conte de fées, les événements de Cologne allaient atomiser méchamment les fantasmes germaniques avec une perfidie de Carabosse. Non seulement l'assimilation des exilés maritimes ne coulait pas de source, mais leur incursion massive agissait soudain tel un révélateur dans la chambre noire de l'aveuglement médiatico-politique: notre civilisation était-elle en danger? Avions-nous suffisamment d'emplois et de logements pour absorber des centaines de milliers de nouveaux arrivants? Étaient-ils réellement un atout pour la croissance comme nous le serinent à l'envi le FMI et consorts? Leurs demandes d'asile étaient-elles justifiées? La théâtralisation émotionnelle suscitée par le petit Aylan, quelques mois auparavant, a laissé place au pragmatisme. Dans une Europe hérissée de barbelés, dénaturée par les technocrates, s'est cristallisée la soif de réenracinement, de réappropriation de l'identité et du retour à l'âme de la nation. Ce que l'intelligentsia nomme «populisme» essaime et s'étoffe même en Allemagne, où l'AfD a fait une entrée fracassante dans trois parlements régionaux, en récoltant jusqu'à 23 % des voix dans certains Länders aux élections locales du 13 mars.
Car la main tendue de «Mama Merkel» a produit l'effet d'une pompe aspirante ; une dysonisation de la misère qui viendra grossir nos viviers de main-d'œuvre à bas coût et perpétuer l'esclavage moderne. D'après l'Agence fédérale pour l'emploi, 81 % des migrants débarqués en Allemagne n'ont aucune qualification. Selon la Bundesbank, 70 % seront au chômage dans l'année qui suit leur arrivée et 40 % le resteront trois ans après. Autant d'incitations pour le patronat à réclamer toujours plus de baisses de salaires. En Italie, le cinquième rapport annuel «Les Migrants sur le marché du travail» souligne que le taux de chômage des étrangers s'élève à 16,9 %. En Europe, hormis en Pologne et en Hongrie, celui des immigrés excède de 70 % celui des autochtones, indique l'économiste Sylvain Fontan («Les Impacts de l'immigration sur le marché du travail»). Dès lors que l'immigration augmente mais que les offres d'emploi stagnent, la hausse du chômage s'avère inéluctable, grossièrement colmatée par les rustines de la précarisation: flexibilité, jobs low-cost, emplois subventionnés. Comment, dans ces conditions, stimuler la consommation, qui assure 70% du PIB? En France, une étude de l'INSEE de 2012 évalue le taux de chômage moyen à 24,2 % pour les descendants d'immigrés du Maghreb, d'Afrique subsaharienne et de Turquie (soit les trois quarts de l'immigration actuelle). Le pays totalise 6,4 millions de chômeurs dont 2,5 millions de longue durée, que le gouvernement va trop tardivement tenter de remettre sur les rails à grand renfort de petits boulots rémunérés au Smic. Aujourd'hui, les prestations sociales représentent 35 % du revenu disponible des Français, contre 13,8 en 1949. Record mondial. Elles s'élèvent selon l'OCDE à 700 milliards d'euros annuels - le tiers du PIB. Les régions ne parviennent plus à verser le RSA aux bénéficiaires. Jusqu'où va-t-on tirer sur la corde?
À la problématique de l'immigration, vient se greffer celle de l'automatisation, véritable rouleau compresseur du marché du travail, qui détruira à terme des millions de postes, notamment ceux dévolus aux populations peu qualifiées: en tête, les immigrés et les chômeurs de longue durée, mais pas seulement. «45 % des cols blancs auront disparu en 2025», prévient Jérôme Wallut d'ICP Consulting, sur BFM Business. Les ingénieurs et les informaticiens ont un bel avenir devant eux. Et les autres? L'université d'Oxford estime qu'aux États-Unis, 47 % des emplois sont menacés, et 38 % au Royaume-Uni. En France, trois millions seront détruits d'ici à 2025, précise une étude du cabinet Roland Berger. Moshe Vardi, professeur de l'université de Rice au Texas, prédit un chômage atteignant les 50 % en 2030, inhérent au développement de l'intelligence artificielle. Certes, celle-ci est encore balbutiante et il faudra plus qu'un AlphaGo pour terrasser l'intellect humain, même si son créateur, Google, investit des milliards de dollars dans le deep learning, tout comme Facebook et autres mastodontes de Silicon Valley, mais aussi de grands groupes financiers tel Goldman Sachs. L'enjeu: maîtriser et décortiquer les millions de données statistiques qui circulent sur nos appareils connectés. En 2017, la Chine devrait compter un robot pour 3000 habitants. Dans un accès d'enthousiasme résolument schumpeterien, les partisans de cette troisième révolution industrielle affirment qu'elle générera autant d'emplois qu'elle en supprimera. Non, objectent les détracteurs: il sera bien plus difficile de compenser qu'à d'autres époques, car les nouvelles technologies se répandent aujourd'hui beaucoup plus vite et irriguent de nombreux secteurs d'activités: voitures autonomes, drones livreurs, restauration, imagerie médicale, pilotage industriel… les applications abondent. Il y a quelques semaines, le musée du Quai Branly accueillait Berenson, un robot… critique d'art. Le programme Watson d'IBM, lui, aide des médecins à établir leur diagnostic.
Un robot humanoïde coûte en moyenne 60.000 dollars ; il ne réclame ni salaire, ni vacances, ni RTT, ni réforme du Code du travail, ni droit de grève. Autant dire que l'investissement est vite amorti. Les opposants à la loi Travail seraient bien inspirés d'y réfléchir un chouia au lieu de s'exciter pour des broutilles. Ce ne sont ni le plafonnement des indemnités supralégales ni quelques assouplissements infinitésimaux des règles déjà en vigueur sur le temps de travail qui vont mettre en péril la protection des salariés. Excepté quelques néolibéraux frénétiques, personne n'a envie de voir se généraliser en France des rémunérations misérables comme celles pratiquées en Allemagne et au Royaume-Uni. Voire en Espagne, qui a créé près de 600.000 emplois l'an passé, moyennant des chutes de salaires drastiques et un recentrage de l'économie sur l'industrie de moyenne gamme: «On a d'autres ambitions pour la France», commente Patrick Artus de Natixis, qui déplore que le projet El Khomri accentue la flexibilité sans remédier parallèlement aux lacunes de la formation professionnelle. Encore faut-il que les entreprises aient envie de recruter par temps de brouillard, dans les affres d'une croissance mondiale claudicante. Le gouvernement envisage de taxer les CDD? Qu'à cela ne tienne. Les employeurs useront et abuseront des périodes d'essai. Et les précaires continueront à naviguer à vue, à ne pas pouvoir emprunter ni se loger, à se démotiver. Ou à s'uberiser. Demain, tous chômeurs ou autoentrepreneurs? Pour pallier la pénurie programmée de millions d'emplois, se profile le spectre du revenu universel ; versé à tous les citoyens, il se substituerait aux prestations sociales actuelles. Le concept, évoqué dès 1516 par Thomas More dans Utopia, faisait encore rire ou bondir il y a peu. Mais a-t-on vraiment le choix? La Finlande s'apprête à sauter le pas en 2017, à hauteur de 800 euros mensuels, pour un coût de 52,2 milliards par an. La Suisse se prononcera par référendum en juin, pour un montant de 2300 euros. Des expérimentations ont été menées aux Pays-Bas, en Alaska ou en Inde. L'Ontario et le Québec devraient suivre.
L'initiative appelle des questionnements économiques et philosophiques. Quelle somme de base allouer? Comment la financer? Les salariés accepteront-ils de trimer sans broncher tandis que des millions d'inactifs vivront à leurs crochets sans contrepartie? La mesure favorisera-t-elle l'inertie du plus grand nombre et décuplera-t-elle l'immigration? Le pouvoir et la richesse seront-ils encore plus concentrés entre les mains d'une minorité toute-puissante? La paix sociale est-elle viable dans une société d'oisifs dont l'énergie ne sera pas canalisée? Quelle transmission prodiguer, quelle éducation assigner, quelle culture enseigner, à des populations condamnées à la glandouille qui n'auront plus besoin d'apprentissage? Verra-t-on l'avènement d'une ère de jeux, d'une terre d'attractions et de loisirs de masse? Le triomphe du consumérisme béat drainé par une surabondance de productions robotisées à prix cassés? Le genre humain sera-t-il frappé de désintégration sociale et d'avachissement intellectuel, lobotomisé par l'assistanat, privé de son esprit d'initiative, bionisé par des imprimantes 3D déjà capables de dupliquer ses vertèbres? Toujours plus proche de l'immortalité mais dépouillé de son instinct de survie? L'attribution d'un revenu inconditionnel pourrait-il être, à l'inverse, un formidable outil d'épanouissement individuel et collectif, permettant à chacun de progresser, de trouver sa voie, d'accepter en complément des tâches mal rétribuées, de lancer son entreprise, d'être utile à la communauté, sans craindre de se retrouver à la rue? Tout est affaire de mentalité. L'Hexagone, en tout cas, plombé par l'absence de courage et d'audace qui le caractérise, a préféré différer le débat, qui devait se tenir au Sénat le 9 mars. Pourtant, le revenu universel et le contrat de travail unique pourraient être les deux piliers à même de négocier un changement de paradigme qui s'annonce inexorable, et de restituer leur dignité aux cabossés de la paupérisation.
Eloïse Lenesley
09:08 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.