jeudi, 21 avril 2016
“Les Autrichiens ont peur d’une nouvelle vague de réfugiés cet été”
L'Autriche, pays à la longue tradition d'accueil des réfugiés, ferme désormais ses portes. Un discours à lire à l'aune de la frilosité européenne, et de l'élection présidentielle à venir, selon l'universitaire Herta Luise Ott, spécialiste des civilisations autrichienne et allemande.
Depuis six mois, l'Autriche et ses 8,5 millions d'habitants se distinguent dans la gestion de la crise migratoire sans précédent qui frappe l'Europe. Membre de l'Union européenne depuis 1995, l'Autriche a d'abord emboîté le pas accueillant d'Angela Merkel, la chancelière allemande, et fait preuve d'une grande solidarité envers les personnes arrivant massivement sur son sol. Mais depuis la fin 2015, l'ambiance a changé.
Le pays a d'abord érigé une clôture grillagée à sa frontière slovène, puis annoncé, en janvier, des quotas pour les demandes d'asile : un maximum de 37 500 dossiers seront examinés en 2016 (quelques 90 000 demandes avaient été déposées en 2015). Et le 12 avril, le ministre de la Défense a annoncé la construction d'un mur à la frontière italienne, pour pouvoir fermer le passage si l'Italie continue de permettre aux migrants de passer.
Ces décisions frappent dans un pays qui a pourtant une longue histoire et tradition de l'accueil, comme l'explique Herta Luise Ott, enseignante-chercheure à l'université Jules Verne de Picardie, spécialiste des civilisations autrichienne et allemande. Le contexte politique national – l'Autriche élit un nouveau président, le 24 avril 2016 – n'est pas étranger à ces annonces de fermeté…
Vous revenez d'Autriche, quelle ambiance avez-vous pu constater sur place ?
L’Autriche est désormais clivée : après une vague de solidarité à l'automne 2015, qui a mobilisé une partie importante de la population, dans les villes et dans les campagnes, et qui a eu pour conséquence un large soutien de l’accueil des réfugiés dans les médias, le vent a tourné en janvier 2016. Pour expliquer ce revirement, on peut mentionner la durée de la crise migratoire, l’incapacité au niveau européen de trouver des solutions politiques, les attentats de Paris et plus récemment de Bruxelles. Les événements de Cologne [des femmes y ont été agressées par des hommes d'origine étrangère la nuit du 31 décembre, ndlr] ont également joué. Très concrètement, les gens ont peur d’une nouvelle vague de réfugiés cet été. Les informations sur les capacités d’accueil et d’intégration en Autriche sont peu précises.
On me dit sur place qu’il existe toujours des initiatives d’accueil à titre privé (accompagnement dans les démarches administratives, cours d’allemand dispensés à titre gratuit, hébergement, etc.), mais les médias mettent désormais l’accent sur la division de la population face à l’accueil des réfugiés en général et face à la politique gouvernementale en particulier. Ceux et celles qui continuent à défendre la Willkommenskultur (culture de l’accueil) – par exemple Michael Landau, président de Caritas, la plus grande organisation caritative catholique en Autriche –, critiquent sévèrement les mesures restrictives prises par le gouvernement ; d’autres, en premier lieu le FPÖ [parti d'extrême droite, ndlr], considèrent qu’elles ne vont pas assez loin.
Peut-on dire que l'Autriche a une tradition de terre d'accueil pour les réfugiés ?
Oui. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l'Autriche a accueilli 1,4 à 1,65 millions de displaced persons (les estimations varient), en premier lieu des ressortissants de divers pays d’Europe centrale et de l’Est (juifs, populations slaves, Volksdeutsche – les « Allemands ethniques »…). Sont venus ensuite, en 1956, un an après l’indépendance du pays accordée par les quatre alliés, 180 000 Hongrois qui fuyaient la répression de l’insurrection de Budapest, puis 162 000 Tchèques et Slovaques victimes de la répression du Printemps de Prague de 1968, puis encore 33 000 Polonais fuyant la Loi martiale de 1981. Dès 1991-92, et même après, on voit des flux importants de réfugiés ex-yougoslaves, notamment de Serbie, de Croatie, de Bosnie-Herzégovine et du Kosovo.
On peut aussi souligner la longue histoire de l’accueil des juifs ayant réussi à quitter l’Union soviétique, particulièrement soutenu par les gouvernements de Bruno Kreisky [SPÖ, parti social-démocrate, grand parti de centre gauche actuellement au pouvoir dans une coalition avec les conservateurs de l'ÖVP, ndlr] des années 70. S’y ajoutent, à cette même époque, des réfugiés venus d’un peu partout dans le monde, en particulier du Vietnam et du Chili. Sous les différents gouvernements Kreisky (entre 1970 et 1983), l’Autriche s’est fait, en coopération avec l’UNHCR, une réputation de pays d’accueil passager de réfugiés, sans qu’elle devienne une terre d’asile définitif.
Entre 1987 et 1994, le nombre de ressortissants étrangers vivant en Autriche (y compris les réfugiés politiques), en faible augmentation depuis 1961, a doublé, passant de 326 000 en 1978 à 713 000 en 1994. Aujourd’hui, l’Autriche est après la Suisse et le Luxembourg le pays européen avec le taux le plus élevé de ressortissants nés à l’étranger (environ 17%). Quant aux demandeurs d’asile, ils proviennent depuis 1994 prioritairement de la Confédération russe (1994 : 30 000 Tchétchènes) et de l’Afghanistan. Plus récemment, entre 2014 et 2015, le nombre de demandes d’asile a triplé – de 28 452 à 88 912.
Quelle a été, dans l'histoire, la politique d'intégration de l'Autriche ?
Il convient de rappeler ici la politique d’accueil de l’Autriche face à la main d’œuvre étrangère à partir des années 60, qui, comparée à l’Allemagne et à la Suisse, s’est développée avec un léger retard, en raison d’un essor économique retardé. Comme ailleurs en Europe, et à l’instar de la politique d’asile, elle n’était pas conçue comme invitation à une immigration définitive. C’est notamment en raison de la forte pression exercée par la confédération syndicale autrichienne (Österreichischer Gewerkschaftsbund), qui a fortement influencé la politique d’immigration autrichienne, que le primat des « nationaux » est demeuré une exigence importante, même en temps d’essor économique. Les travailleurs immigrés étaient considérés comme une « armée de réserve ».
Par conséquent, on s’est opposé au regroupement familial. L’enseignement de la langue maternelle dispensé aux enfants d’immigrés venus de l’ex-Yougoslavie et de Turquie, dès les années 70 (crise économique de 1974-76) était censé servir à la future « réintégration » dans le pays d’origine de leurs parents. La pression de la Cour constitutionnelle, qui a annulé en 1985 la « loi sur la police des étrangers » (Fremdenpolizeigesetz) de 1954, a fait qu’on a modifié par la suite le cadre constitutionnel de la politique d’immigration autrichienne : on a remplacé la régulation via le marché du travail par une régulation directe, en introduisant un plafonnement des titres de séjour délivrés annuellement. On a fusionné ainsi sur ce point la politique d’asile et la politique d’immigration de la main d’œuvre : il y avait parfois des ressortissants étrangers munis d’un titre de séjour officiel (par exemple des femmes sortant d’un congé de maternité) qui ne pouvaient prétendre à un permis de travail.
Au tournant du XXIe siècle, c’est la connaissance de la langue qui redevient un enjeu important de la politique d’immigration autrichienne (examen de connaissance de langue allemande en vue de l’obtention d’un titre de séjour dans le cadre d’un « accord d’intégration », Integrationsvereinbarung). Si l’Autriche des années 2000 est connue pour avoir développé une politique restrictive d’accueil des ressortissants étrangers, y compris des réfugiés politiques (en s’appuyant sur la clause européenne du « pays tiers sûr »), on peut constater que certains Länder, et notamment la capitale, ont mené une véritable politique d’intégration à l’égard de la population immigrée. La position officielle du gouvernement a également changé. On peut lire sur le site du gouvernement : « Actuellement, 8,5 millions de personnes vivent en Autriche, dont 1,4 million sont nés dans un autre pays. Cela signifie qu’un habitant de l’Autriche sur six est un immigré, une habitante sur six une immigrée. Cela signifie aussi clairement que l’Autriche est devenue plus moderne et plus internationale. »
A la fin de l'été 2015, dans un premier temps, l'Autriche a plutôt fait montre de solidarité envers la politique accueillante pour les réfugiés d'Angela Merkel… Comment interpréter le revirement actuel ?
Je préfère citer ici l’extrait d’un discours que le président de la République a tenu à la séance plénière de l’ONU à New York le 30 septembre 2015 :
« Tout d’abord, il s’agit d’accueillir et de traiter ces réfugiés de manière humaine. Je crois que l’Autriche a fait cela d’une manière exemplaire. L’Autriche a approvisionné pendant de nombreuses semaines les réfugiés en nourriture, en eau, elle les a hébergés, leur a apporté de l’aide médicale et d’autres services de base. Dans ce cadre, j’aimerais souligner l’importante participation spontanée de la société civile aux côtés des structures d’aide professionnelle. Sans cette aide substantielle, l’Autriche n’aurait pas été capable de gérer aussi bien ce flux migratoire. J’ai visité des centres d’accueil et des gares et j’ai été profondément impressionné par le travail infatigable tant des structures d’accueil professionnelles que des nombreux volontaires qui coordonnent les ressources – souvent via les réseaux sociaux pour optimiser l’aide aux réfugiés arrivants. La situation actuelle cependant est intenable. » (Je tiens cet extrait d’un article de Mme Ute Weinmann, MCF à l’université de Cergy Pontoise, à paraître dans la revue Austriaca)
A titre personnel, je trouve regrettable que la plupart des médias français ne s’intéressent à l’Autriche que lorsqu’on entend parler de mesures restrictives. En France, on a très peu parlé de cette énorme vague de solidarité spontanée, qui a permis d’accueillir les réfugiés dans de bonnes conditions dès l’été 2015…
Dès le départ, l’arrivée en masses des réfugiés a néanmoins inquiété une partie de la population. Cette inquiétude s’est exprimée notamment par un vote massif pour le FPÖ à Vienne, et en haute Autriche à l’automne 2015. Vienne « la Rouge », gouvernée par le SPÖ depuis 1945, a été sauvée de justesse par des votes utiles en faveur du SPÖ. Mais le FPÖ y a réalisé un score de 30,79% soit une hausse de 6%. La politique d’intégration de la municipalité viennoise est exemplaire à beaucoup d’égards, Vienne est régulièrement élue « ville la plus agréable du monde », etc.
Par conséquent, ce n’est pas à cause d’une mauvaise politique d’ensemble que les socialistes ont failli perdre ces élections contre le FPÖ, mais bel et bien en raison de l’inquiétude montante d’une population modeste qui se voit en concurrence directe avec les réfugiés (considérés comme « immigrés ») en matière de ressources financières (concurrence sur le marché du travail dans une situation où le chômage augmente, menace d’une baisse de certaines allocations, etc.), mais aussi en matière d’éducation (à Vienne, il existe des écoles élémentaires où le taux d’élèves non germanophones a atteint les 85% avant 2015). S’y ajoutent les perdants de la mondialisation issus des classes moyennes… On parle de 700 000 personnes qui auraient transité par l’Autriche entre début septembre et fin décembre 2015 !
Précisons également qu'actuellement, la frontière italienne n’est pas bloquée. Le gouvernement dit se préparer pour le jour X. Il me semble qu’en soi, cet argument n’est pas dépourvu de pertinence. Même si les inquiétudes des organisations humanitaires, de la Caritas notamment, d’une partie de la classe politique et de la population qui continue à soutenir la Willkommenskultur sont tout à fait compréhensibles, il ne faut pas oublier que bon nombre des pays de l’UE ont jusqu’ici fait montre de peu de solidarité dans la gestion de la crise. Il s’agit d’envisager une éventualité. Le gouvernement a peur qu’en cas d’afflux de réfugiés, l’Italie se contente de les laisser passer d’une frontière à l’autre… Et n’oublions pas : la campagne électorale bat son plein !
Que disent les sondages quant à l'élection présidentielle ?
Nous sommes face à une constellation exceptionnelle : six candidat(e)s pour la présidence du pays, dont trois officiellement « indépendant(e)s ». Il faut remonter à 1951 pour retrouver autant de candidats ! Par le passé, les candidats du SPÖ et du ÖVP ont toujours rassemblé une large partie de la population dès le premier tour.
Mais les sondages donnent aujourd'hui pour gagnants au premier tour Alexander van der Bellen (officiellement indépendant, mais proche des Verts dont il est l’ancien chef – jusqu’à 30%, selon l’orientation des sondages) et Norbert Hofer (FPÖ – jusqu’à 24 %). Ensuite viennent Irmgard Griss (candidate conservatrice indépendante, soutenue par les NEOS, petit parti libéral récent – jusqu’à 20%, en hausse), Rudolf Hundstorfer (SPÖ – dernièrement à 16%, avec des fluctuations entre 21 et 14%) et Andreas Khol (ÖVP – dernièrement à 11%, après 15% en mars). Sur le plan national, le FPÖ est actuellement toujours moins fort qu'en 1999, mais rappelons ses hauts scores en Haute Autriche et à Vienne en 2015 : quant à la présidentielle, son candidat risque fort de se retrouver au deuxième tour…
Aujourd'hui, la crise migratoire occupe le devant de la scène politique. Les autres problèmes (et ils sont nombreux, notamment ceux du chômage, du système éducatif et de l’inégalité des revenus, même si l’Autriche demeure l’un des pays les plus prospères de l’UE) semblent actuellement perdre leur importance. Voire être uniquement perçus à travers le prisme de la question des réfugiés.
Juliette Bénabent
04:13 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.