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jeudi, 02 juin 2016

Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ?

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Qu’est-ce qu’un réfugié ? Comment le distinguer du migrant ou du demandeur d’asile ? Comment ces notions ont-elles évolué au cours du XXe siècle ? La sociologue Karen Akoka revient sur le travail institutionnel de distinction entre bon et mauvais réfugié pour éclairer l’actuelle « crise » des migrants en Europe.

« Crise des réfugiés », « crise des migrants » : ces expressions dont on ne compte plus les occurrences dans les médias comme dans les discours publics sous-entendent que nous assisterions à une augmentation exponentielle du nombre d’étrangers arrivant en Europe qui mettrait en danger ses équilibres économiques et sociaux. Pudiquement cachée derrière le terme flou de « crise », l’idée d’un trop-plein inédit s’est ainsi largement imposée malgré l’importante production scientifique qui montre, toutes disciplines confondues, à quel point cette image est fausse.

Sont ainsi ignorés les travaux sur « l’urgence démographique » de l’Union européenne (UE) montrant que son déficit démographique est tel que l’arrivée d’un million de migrants chaque année pendant 50 ans pourrait à peine le compenser ; que le million d’arrivées clandestines dans l’UE en 2015 correspond à seulement 0,2% de sa population ; que les chiffres sur l’augmentation des entrées clandestines produits par Frontex [1] (dont les budgets ont triplé en quelques années) reflètent en partie l’augmentation de sa propre activité ; que seules les entrées en Europe et non les sorties sont généralement comptabilisées alors que près de la moitié des migrants quittent leur pays d’accueil dans les cinq ans qui suivent leur arrivée ; qu’il n’y a non seulement pas de corrélation avérée entre chômage et migrations mais que ces dernières représentent bien souvent une contribution économique non négligeable [2] ; qu’historiquement les nations européennes (la France la première) sont des pays d’immigration construits par le brassage de ses populations ; que laisser les exilés s’entasser au Liban, en Turquie ou en Jordanie constitue une bombe à retardement source de futurs conflits et de déséquilibres géopolitiques graves…

C’est pourtant autour de ce cadrage erroné d’un « trop plein » que les pouvoirs publics élaborent leurs « solutions » aussi variées dans leurs formes qu’analogues dans leur objectif : réduire le nombre de migrants. Si ces « solutions » essuient ici ou là des critiques, que ce soit pour leur manque de réalisme (agir sur les causes de départ), d’efficacité (dissuader les migrants de venir) ou d’humanité (généraliser les expulsions), l’une d’elle réunit en revanche une large unanimité, autant en raison de son acceptabilité morale que de sa supposée faisabilité : faire le tri entre réfugiés et migrants.

Au nom d’un impératif de réduction du nombre sont donc distingués ceux qui fuiraient pour des raisons politiques et seraient individuellement menacés (regroupés sous le terme de réfugiés et que l’Europe se devrait d’accueillir) et ceux qui seraient partis pour des raisons économiques (regroupés sous le terme de migrants) et que l’Europe pourrait refouler.

Bien que rarement questionnée, cette distinction entre migrants et réfugiés est pourtant loin d’aller de soi. Contrairement à une idée profondément ancrée, il n’existe pas de réfugié en soi que les institutions compétentes pourraient identifier pour peu qu’elles soient indépendantes ou en aient les moyens. Le réfugié est au contraire une catégorie qui se transforme sans cesse, au fil du temps, au gré des priorités politiques et des changements de rapports de force.

Pour saisir à quel point la catégorie de réfugié est un construit et n’a ni réalité objective ni neutralité, il convient de mobiliser l’histoire. En se penchant sur les transformations des définitions du réfugié [3] autant que sur les différentes interprétations auxquelles une même définition a quelquefois pu donner lieu, on voit qu’elles en disent bien plus long sur les sociétés qui les élaborent et les mettent en œuvre que sur les individus qu’elles sont censées désigner.

De la variabilité des définitions…

Le terme « réfugié » n’est apparu que tardivement dans la langue française. D’abord en tant que participe passé (fin XVe siècle) il n’est employé comme substantif et au pluriel (les réfugiés) qu’au XVIIIe et reste réservé jusqu’au XIXe aux huguenots qui avaient été contraints de fuir suite à la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Pourtant d’autres groupes tels que les juifs et les maures d’Espagne avaient eux aussi précédemment (XVe siècle) été chassés à cause de leur religion.

Plus tard, sous la Monarchie de Juillet, il désigne exclusivement les étrangers ayant quitté leur pays à la suite d’événements politiques qui reçoivent des subsides de l’État, non ceux pouvant subvenir à leurs propres besoins. Ce cadrage du « problème » des réfugiés sous l’angle de la distribution de l’argent public s’inscrit, comme le montre Gérard Noiriel, dans le contexte d’un État libéral qui fait des fonctions de maintien de l’ordre et de charité un outil central de la gestion de classes laborieuses identifiées comme dangereuses [4].

Plus tard encore, dans les années 1920, le terme, entré dans le droit international, ne s’applique qu’aux ressortissants de certains groupes nationaux, en particulier les Russes. Quelles que soient les raisons de leur départ (une majorité fuit la famine), tous ceux qui quittent la Russie devenue bolchévique se voient collectivement reconnaître le statut de réfugié : l’enjeu principal est alors pour l’Europe occidentale l’endiguement de la révolution russe. Par contraste, les Espagnols ou les Italiens qui fuient les régimes fascistes de leur pays au même moment ne sont pas visés par ce statut et ne peuvent donc y prétendre. Pour le cas italien, comme le montre Bruno Groppo, c’est en partie parce que Mussolini y veille dans les instances internationales. Le contexte y est également pour beaucoup : durant la période des années 1920 l’antifascisme n’est pas encore un thème politique structurant. Quand il le devient, dans les années 1930 ce n’est guère l’Italie mais la France elle-même et l’Allemagne qui sont objet d’inquiétudes et d’attention [5].

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’enjeu est désormais la dénazification, la procédure d’asile fonctionne comme une instance de purge contre les anciens ennemis et les traîtres : sont explicitement exclus du statut de réfugié les anciens collaborateurs des nazis ainsi que les « Volksdeutsche » : ces Allemands dits « ethniques » expulsés des pays d’Europe de l’Est où ils vivaient depuis plusieurs générations.

Avec les débuts de la Guerre froide et le retour du communisme comme problème public, une attitude plus flexible est adoptée envers tous les anticommunistes, même ceux suspectés d’avoir fui pour des motivations économiques ou d’être des anciens collaborateurs des nazis. C’est le début de la « guerre-froidisation » de la définition du réfugié [6].

Quelques années plus tard, le 28 juillet 1951, la définition du réfugié donnée par la Convention de Genève (encore en vigueur aujourd’hui) rompt avec la logique collective antérieure en mettant fin aux définitions par groupes de nationalité, mais pas avec celle de la guerre froide, en instituant la persécution comme seul critère pour définir le réfugié. En effet, s’il semble aller de soi, le critère de la persécution est en réalité loin d’être neutre. Comme le montre Jacqueline Bhabha [7], deux grandes conceptions du réfugié se sont opposées avant l’adoption de la Convention de Genève. La première, portée par le bloc occidental, promeut la persécution comme critère central de définition du réfugié. Elle permet de dénoncer les violences politiques commises par les gouvernements autoritaires contre les citoyens et ainsi protéger leurs libertés politiques dans la lignée de l’héritage idéologique des Lumières tourné vers un ordre libéral et démocratique qui dénonce la tyrannie mais néglige les injustices socio-économiques. La deuxième conception portée par le bloc socialiste pose les inégalités socio-économiques comme problème et critère central de la définition du réfugié. Cette conception doit permettre de défendre les droits économiques et sociaux des citoyens et donc de dénoncer les violences socio-économiques dans la lignée de l’héritage idéologique communiste, plus sensible aux droits collectifs qu’aux libertés individuelles.

La définition du réfugié comme persécuté telle que retenue dans la Convention de Genève garantit ainsi aux dissidents soviétiques d’obtenir une protection internationale en écartant les exclus du monde occidental. Elle confirme la hiérarchie propre au bloc occidental qui place les droits civiques au dessus des droits socio-économiques ; les droits individuels au dessus des droits collectifs, et les violences politiques au dessus des violences économiques. Et c’est ainsi que les réfugiés « de la faim » ou « de la pauvreté » sont restées des « causes orphelines » [8]. On peut faire l’hypothèse que si la conception des États socialistes l’avait emporté, un réfugié aurait été précisément celui qui fuit la misère ou la pauvreté, tandis que le dissident politique aurait incarné la figure du migrant indésirable.

Cette liste non exhaustive des fluctuations du terme réfugié, invite à penser cette catégorie comme le résultat de configurations et de rapports de forces par définition toujours changeants. En s’arrêtant sur plusieurs moments de la « trajectoire » de cette catégorie on saisit mieux à quel point, loin d’avoir émergé de manière spontanée et de constituer des réponses neutres, les définitions qui se sont succédées les unes aux autres sont liées aux États qui les énoncent, aux principales fonctions que ceux-ci s’assignent, aux grands principes idéologiques sur lesquels ils reposent et à l’état de leurs relations diplomatiques avec les pays d’origine des populations à qui ils réservent ou refusent le qualificatif de réfugié.

… à la variabilité des interprétations

Mais l’enjeu n’est pas seulement dans les définitions, il réside aussi dans l’interprétation des textes et l’application des catégories. L’interprétation de la Convention de Genève qui prévaut dans l’ensemble des pays occidentaux aujourd’hui est celle de l’exigence d’une crainte de persécution individuelle. Pourtant non seulement cette exigence ne figure nulle part dans le texte de la Convention de Genève mais elle est loin d’avoir prévalu jusque dans les années 1980.

Il suffit, en France, dans les années 1950-1970, d’être russe, hongrois, polonais, arménien ou tchécoslovaque, puis dans les années 1980 d’être cambodgien, laotien ou vietnamien, c’est-à-dire de quitter un régime communiste, pour obtenir le statut de réfugié. Nul besoin d’être un dissident, d’évoquer un risque individuel de persécution ni même de cacher ses motivations économiques pour ces preuves vivantes de la supériorité du libéralisme et du capitalisme occidental sur l’idéologie communiste. Les dossiers individuels conservés aux archives de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) montrent que le statut de réfugié leur est délivré même lorsqu’ils déclarent être venus en France pour travailler. Les rapports d’activité de l’institution sont parsemés d’appels à « la tolérance », « la bienveillance », « l’interprétation large », « l’application souple des critères » au sujet de l’attitude à adopter à l’égard de ces populations [9].

Les raisons qui expliquent ce large accueil sont nombreuses. Dans le contexte de la concurrence idéologique propre à la Guerre froide, il s’agit avant tout de discréditer le communisme et ses différents régimes. À ce socle commun se greffent des considérations propres à chaque groupe national et à chaque période. Ainsi, en 1956 l’accueil triomphal des Hongrois permet aussi de détourner l’attention du fiasco franco-britannique sur le canal de Suez. Mais c’est sans aucun doute l’accueil des « boat people » de l’ex-Indochine qui porte les logiques observées pour chacun des groupes à leur paroxysme. Malgré le nombre inédit de leurs arrivées (plus de 150 000 entre 1979 et 1986, un chiffre jamais atteint depuis) le statut de réfugié leur est délivré de manière automatique, dans bien des cas sans qu’ils soient même auditionnés par l’Ofpra. Le taux d’octroi du statut de réfugié de ceux que l’institution appelle les « ex-Indochinois » oscille ainsi entre 97 et 99% sur la période tandis que des dispositifs inédits (hébergements, assistantes sociales, aides financières etc.) sont mis en place pour eux. C’est que leur arrivée ne permet pas seulement de décrédibiliser les nouveaux régimes de la péninsule avec lesquels toutes relations diplomatiques ont été rompues et qui ont le double tort d’être communistes et anciens vainqueurs de la guerre de décolonisation contre la France. Elle est également considérée comme une opportunité économique en cette période où l’immigration de travail a été suspendue mais où de nombreux secteurs, tels que l’industrie automobile, ne sont pas touchés par la crise et ont besoin de main d’œuvre. Plus encore, du fait de leur réputation de travailleurs dociles et non syndiqués, ils sont perçus comme une main d’œuvre idéale pour remplacer les ouvriers sub-sahariens et surtout maghrébins, considérés eux comme trop politisés à l’heure où se multiplient les grèves, dans le secteur automobile notamment. Enfin, du fait de leur jeunesse, ils sont perçus comme susceptibles de compenser le vieillissement prévisible de la population française.

Loin du paradigme vrai-faux et des catégories réifiées et cloisonnées de réfugiés et de migrants tels qu’on les connaît aujourd’hui, les années 1950-1980 sont non seulement marquées par une interprétation large de la Convention de Genève, mais par une grande porosité entre les catégories de réfugiés et migrants, mobilisées de façon fluctuantes selon les besoins et intérêts du moment. En France, trois cas sont emblématiques de cette porosité : le cas des demandeurs d’asile yougoslaves dans les années 1960, espagnols et portugais entre 1950 et 1980, et des « boat people » dans les années 1980.

Les archives de l’Ofpra montrent que le représentant du ministère des affaires étrangères au conseil d’administration de l’institution réclame à plusieurs reprises au début des années 1960 un examen plus rigoureux des demandes d’asile yougoslaves. Il défend que le trop grand nombre de Yougoslaves admis comme réfugiés nuit aux relations entre la France et la Yougoslavie de Tito. Le pays est certes communiste mais n’appartient pas au Pacte de Varsovie et a pris ses distances avec l’URSS. Bien que l’Ofpra fasse rapidement preuve de plus de sévérité envers les Yougoslaves en les rejetant davantage, il évoque au conseil d’administration de 1964, la nécessité de faciliter leur accès au marché du travail pour diminuer encore le nombre de ceux d’entre eux qui se tournent vers l’asile. C’est chose faite en 1966 : la France et la Yougoslavie signent des accords de main-d’œuvre et les Yougoslaves se tournent plus massivement vers les procédures d’immigration, à la plus grande satisfaction du ministères des affaires étrangères.

Autre exemple, celui des demandeurs d’asile espagnols et portugais des années 1950 à 1980 qui sont traités avec plus de rigueur que les Soviétiques, Arméniens, Hongrois ou Polonais. Ils sont néanmoins, comme le montrent les travaux d’Alexis Spire [10] la nationalité la plus favorisée en terme de régularisation au titre du travail durant cette même période. Ce n’est donc pas pour éviter leur installation en France que ce traitement plus sévère leur est réservé, mais bien parce que c’est en tant que migrant et non que réfugié que leur présence est souhaitée, notamment pour préserver les bons rapports entre la France et les régimes dictatoriaux de Franco et Salazar [11].

La gestion des demandes d’asile des « boat people » de l’ex-Indochine dans les années 1980 suit la même logique mais en sens inverse. Ces derniers sont en effet acheminés en France après avoir été sélectionnés en Thaïlande sur des critères largement éloignés de la Convention de Genève (services rendus à la France, présence d’une famille sur le territoire national, connaissance de la langue française etc.). Si ce n’est pas vers les procédures d’immigration mais bien vers celles de l’asile que le gouvernement français les dirige, en conditionnant les droits qui leur sont spécifiquement ouverts à l’obtention du statut de réfugié, c’est cette fois bien parce c’est en tant que réfugiés et non que migrants que leur présence est souhaitée. En plus de discréditer les régimes communistes, leur statut de réfugié permet d’éviter la réouverture du débat de 1973 sur la fermeture de l’immigration de travail que leur accueil comme migrant aurait risqué de raviver.

Parallèlement, en l’absence de différences nettes entre réfugiés et migrants en termes de traitement institutionnel et de droits [12], c’est également le choix subjectif des exilés de se tourner vers l’une ou l’autre procédure (asile ou immigration) qui participe à leur qualification. Certains s’abstiendront de demander le statut de réfugié vécu comme une rupture symbolique trop forte avec le pays d’origine ; ou parce qu’il leur paraît trop contraignant (il interdit les retours pour de courts séjours à l’occasion d’un décès ou d’un mariage par exemple). D’autres au contraire feront le choix de se tourner vers les dispositifs de l’asile parce qu’ils y verront une manière de dire leur résistance au régime de leur pays, ou de faire vivre l’idée d’y retourner.

Bien loin d’une définition universelle, la qualification comme réfugié apparaissait ainsi comme le résultat d’un processus à l’intersection entre, d’un côté, des choix subjectifs et de l’autre, des dispositifs d’action publique participant à l’orientation stratégique des étrangers selon leurs groupes d’appartenance, les besoins et les intérêts supposés de la période.

La rigidification des catégories depuis les années 1980

Si les années 1950-1980 sont une période d’interprétation souple de la Convention de Genève et de grande porosité entre les catégories, l’image du réfugié de cette période restée dans la mémoire collective est celle du dissident individuellement menacé, incarné par la figure du refuznik soviétique. Et c’est à partir de cet archétype du réfugié, largement éloigné de ce que fut la réalité quotidienne de la demande d’asile durant cette période, que sont jugés les requérants aujourd’hui. C’est ainsi que s’est construite en creux la figure du « faux » : celui qui ne serait pas individuellement persécuté mais qui chercherait à échapper à des violences collectives ou à la misère économique.

Or c’est seulement durant les années 1980 que se généralisent les exigences de qualification individuelle et de preuves, qui restent néanmoins différenciées selon les nationalités jusqu’à la fin de la décennie. Deux groupes illustrent particulièrement cette « gestion différenciée » [13] : les « ex-Indochinois » et les « Zaïrois ». Alors que les premiers reçoivent automatiquement le statut de réfugié sur la seule base de leur nationalité, les seconds doivent prouver qu’ils craignent d’être individuellement persécuté. Alors que les fraudes commises par les « ex-Indochinois » sont étouffées, celles commises par les Zaïrois sont médiatisées. Alors que les « ex-Indochinois » sont qualifiés de réfugiés avant même d’en avoir reçu le statut, les Zaïrois sont qualifiés de « demandeurs d’asile », terme qui apparaît avec la médiatisation de leurs fraudes. Tandis que les agents chargés d’instruire les demandes des « ex-Indochinois » sont majoritairement cambodgiens, vietnamiens et laotiens, tous ceux qui instruisent les demandes zaïroises sont français.

Avec la fin de la Guerre froide, l’institution de l’immigration comme problème public en contexte de crise économique et l’évolution des nationalités de demandeurs d’asile (désormais largement issus de pays décolonisés avec qui il s’agit de préserver de bonnes relations diplomatiques), reconnaître le statut de réfugié apparaît peu à peu moins utile, voire diplomatiquement délicat et économiquement néfaste. Il est ainsi désormais demandé à tous les requérants de prouver qu’ils craignent individuellement d’être persécutés, mais aussi qu’ils ont combattu pacifiquement pour défendre leurs groupes ou leurs idées. À titre d’exemple, les Kurdes de Turquie autrefois reconnus comme réfugiés sur la seule base de leur appartenance ethnique doivent désormais montrer qu’ils sont non seulement individuellement menacés mais qu’ils n’ont pas pris part à la lutte armée portée par le PKK. Cette double injonction, à certains égards contradictoire, s’enracine à mesure que les relations entre la Turquie et l’Europe se réchauffent et que l’usage de la violence politique disparaît des répertoires légitimes au profit de la non violence [14]. Plus globalement les taux d’octroi du statut de réfugié s’écroulent et la surenchère des exigences entraîne la multiplication des fraudes qui justifient à leur tour un nouveau cycle d’exigences et de contrôle.

Les années 1980-1990 sont ainsi celles du passage d’une conception du réfugié marquée par une grande porosité avec la catégorie de migrant, à la rigidification de la catégorie de réfugié, puis à sa dualisation avec l’apparition de celle de demandeur d’asile. Au-delà de la fin de la Guerre froide, ces transformations s’inscrivent dans le contexte plus large de la crise de l’État-providence qui voit le traitement bureaucratique de la pauvreté judiciarisé, individualisé et marqué par une rigueur juridique et gestionnaire affectant les demandeurs d’asile comme les autres catégories de précaires. Le passage du réfugié au demandeur d’asile fait ainsi écho à la transformation du chômeur en demandeur d’emploi.

Il convient donc de se distancer de la manière dont sont posés les débats aujourd’hui, comme l’illustrent bien les controverses sur l’augmentation du taux de rejet, passé de 20% au milieu des années à 80% au début des années 1990. Cette évolution spectaculaire est pour les uns le signe d’un détournement de la procédure d’asile par les demandeurs qui seraient désormais en majorité des « faux ». Pour les autres elle est au contraire le signe d’un détournement du droit d’asile par les institutions qui ne seraient désormais plus indépendantes et rejetteraient les « vrais ». Pour d’autres enfin elle est le reflet de la désuétude de la convention de Genève qui, adoptée au début des années 1950, ne serait plus adaptée aux réalités migratoires contemporaines.

L’analyse historique révèle donc qu’il n’y a ni « vrais » déguisés en faux, ni « faux » déguisés en « vrais », ni institutions autrefois indépendantes et désormais sous contrôle. Ce n’est pas la fin de l’indépendance mais au contraire le changement de subordination des institutions de l’asile qu’exprime l’augmentation des taux de rejets depuis les années 1980 : le passage de leur subordination aux politiques diplomatiques marqué par un nombre élevé d’accords dans le contexte de la Guerre froide, à une subordination aux politiques migratoires marqué par un nombre élevé de rejets dans le contexte de la crise économique et de l’institution de l’immigration comme problème public.

Du « problème » communiste au « problème » islamiste : ruptures contemporaines

Un des enseignements de l’analyse historique est que le nombre importe peu lorsqu’existe une volonté politique, comme le montre l’exemple des demandeurs d’asile « ex-Indochinois ». Mais l’analyse historique invite également à poser l’hypothèse du passage d’un problème communiste à un problème islamiste comme nouveau sous-bassement idéologique sous-tendant la détermination du statut de réfugié. Plusieurs éléments semblent l’indiquer.

Le premier est l’élargissement du bénéfice du statut de réfugié à une nouvelle catégorie de personnes : les victimes de violences liées à leur genre ou à leurs orientations sexuelles. Or ces violences, telles que l’excision, le mariage forcé ou la persécution des homosexuels, sont massivement identifiées à des pratiques relevant de l’Islam radical. L’ouverture du statut de réfugié à cette nouvelle catégorie de victimes, dans une période marquée par des restrictions toujours plus importantes, ne serait-il pas le signe que la figure de l’islamiste qui exciserait ses enfants, châtierait les homosexuels et se marierait avec plusieurs femmes contre leur volonté, se serait substituée à celle du communiste générant de nouvelles « paniques morales » et peurs pour la démocratie et la liberté [15] ?

Les travaux de Jacqueline Bhabha montrent ainsi que dans les années 1980 les femmes qui dérogeaient aux normes religieuses en vigueur dans leur société étaient déboutées du droit d’asile sous prétexte qu’il ne fallait pas interférer dans les coutumes propres à un pays. Le changement récent d’attitude à leur égard est selon elle largement liée au crédit accordé aux thèses sur le choc des civilisations et sur les menaces islamistes [16].

La philosophe féministe et spécialiste des études de genre, Judith Butler, montre quant à elle l’imbrication entre d’un côté les politiques sexuelles et de l’autre, les politiques d’immigration et les affaires étrangères. Elle attire l’attention sur le fait que les combats des militants pour les droits des femmes sont devenus l’instrument de légitimation de la violence d’État dans ce qu’elle appelle une « guerre contre l’Islam » menée selon elle tant à l’extérieure qu’à intérieure : « L’anachronisme supposé de l’Islam (que les politiques sexuelles viennent confronter) justifie la mission civilisatrice américaine et la violence qu’elle déploie [17] ».

Le deuxième indice est la hiérarchie des légitimités qui place les Syriens au-dessus des Irakiens, Afghans, Soudanais, Congolais, ou Erythréens qui fuient pourtant également des dictatures sanguinaires et des conflits généralisés, où les déplacés se comptent par millions et les morts par centaines de milliers. Les ressemblances sociologiques entre les exilés syriens et les classes moyennes européennes (niveau d’éducation, mode de vie, apparence) ainsi que la présence de nombreuses familles et de jeunes enfants expliquent en partie cette différence de légitimité. Mais en reprenant l’idée d’un statut de réfugié adossé à des considérations géopolitiques et idéologiques, il apparaît également que les Syriens fuient à la fois le nouvel ennemi paradigmatique des démocraties occidentales (l’État islamique) et un régime (celui de Bachar El Assad) avec lequel tout lien diplomatique a été rompu. Par contraste, les Afghans, les Erythréens et une partie des Irakiens fuient des dictatures et des conflits sanglants mais des pays non islamistes (bien que musulmans), alliés des occidentaux qui plus est. Les Erythréens (et les Soudanais) fuient plus encore des régimes avec lesquels l’Union Européenne poursuit d’intenses négociations pour qu’ils empêchent leurs citoyens – ainsi que les migrants qui traversent leurs territoires – de se diriger vers l’Europe.

Mais la différence entre la période où le communisme était construit comme un problème public et celle ou l’islamisme lui succède est que l’immigration est désormais elle aussi constituée comme tel. Ces transformations complexifient considérablement les processus d’inclusion et d’exclusion. Au moment où on accueille les victimes de l’islamisme, d’autres procédures sont simultanément activées pour éviter qu’il en arrive un trop grand nombre. Les Afghans qui fuient les Talibans doivent montrer, preuves à l’appui qu’ils sont individuellement visés pour obtenir le statut de réfugié. Les Syriens, loin d’être acheminés jusqu’en Europe comme l’étaient les « ex-Indochinois », doivent franchir de nombreux obstacles pour pénétrer sur le continent et espérer jouir du traitement relativement favorable que certains États leur réservent, comme l’exemption d’une exigence de persécution individuelle subsumée sous la catégorie « réfugié de guerre » que leur exode a popularisé. Et si les chiffres laissent penser qu’ils obtiennent le statut de réfugié une fois l’entrée forcée, c’est en fait un statut au rabais, dit « protection subsidiaire » [18], qui leur est souvent délivré [19].

Mais la rupture la plus décisive d’avec les continuités exposées jusqu’ici réside peut-être ailleurs que dans la complexification des régimes d’inclusion et d’exclusion ou dans la transformation des considérations idéologiques qui sous-tendent la figure du réfugié légitime. Ces transformations peuvent en effet aussi se lire comme des continuités pour peu qu’on ait en tête la permanence des fluctuations sur la longue durée.

C’est davantage dans les nouveaux principes et nouvelles pratiques institués par l’accord UE-Turquie du 18 mars 2016 que semble se dessiner la véritable rupture. En stipulant que tous les migrants, Syriens et demandeurs d’asile compris, arrivés en Grèce après le 20 mars 2016, peuvent être renvoyés en Turquie, l’accord propose en effet une solution inédite. Il ne s’agit plus de différencier entre bons réfugiés à accueillir et mauvais migrants à refuser mais de renvoyer les candidats à l’asile en amont de ce tri, Syriens (c’est-à-dire réfugiés en puissance) inclus. Car les Syriens, figures contemporaines du réfugié légitime, obtenaient jusqu’ici une protection juridique dans les grands États de l’UE, dès lors qu’ils réussissaient à rejoindre son territoire. L’accord UE-Turquie (qu’il soit ultérieurement révoqué ou non) a ainsi ouvert une nouvelle brèche : l’idée qu’il ne suffirait plus, ni d’atteindre l’Europe pour avoir le droit d’y demander l’asile, ni d’y être considéré comme un réfugié pour avoir le droit d’y rester. Ladite « crise des réfugiés », qu’aucune donnée sérieuse ne vient (comme on l’a vu) attester, apparaît ainsi bien davantage comme une crise des politiques de l’asile.

Karen Akoka

Source : La vie des idées

 

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