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mardi, 20 septembre 2016

Allemagne : "La digue anti-extrême droite a cédé" - Entretien avec Ulrike Guerot *

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Analyste renommée, engagée dans le dialogue franco-allemand et la construction européenne, ancienne collaboratrice de la Commission Delors, Ulrike Guerot était déjà convaincue, lorsque je l'ai rencontrée la semaine dernière à Berlin, de la nouvelle percée de l'AfD lors des élections de ce dimanche dans la capitale fédérale. Cette poussée de la droite radicale, qui même une rhétorique anti-euro et anti-migrations, ne concerne pas seulement les campagnes délaissées des Länders de l'Est. Elle touche désormais tout le pays, perce à chaque scrutin et entre ainsi, pour la première fois, au Sénat berlinois. Avec un score un peu inférieur aux 13 ou 14% que prédisaient les sondages, mais avec un score néanmoins surprenant. L'AfD sera protagoniste de la prochaine campagne pour les législatives, dans un an, et on peut parier sans se risquer qu'il entrera au Bundestag. Fragmentant encore un peu plus l'échiquier politique allemand, comme il ne l'a jamais été depuis la guerre. D'où vient l'AfD? Menace-t-il Merkel? C'est ce qu'on a demandé à Ulrike Guerot fondatrice du think tank European Democracy Lab.*

Comment décrire l’évolution de l’AfD et sa percée à chaque élection locale ?

Il faut remonter à la naissance du parti. J’ai fait des études avec Bernd Lucke, un des cofondateurs de l‘AfD, qui a quitté le parti l’an passé. C’est très intéressant parce qu’il ne répond pas au profil du populiste. C’est un professeur d’économie, renommé, distingué. Quand on était au cœur de la crise de l’euro, 2012, le FDP, les Libéraux, se dissociaient du gouvernement et des plans d’aide à la Grèce. Alors un vide politique s’est créé. On a senti qu’il y avait un courant conservateur national qui refusait l’aide à Athènes. Et qui se sentait, à tort à mon avis, trahi juridiquement parce qu’ils considéraient le plan d’aide contraire aux engagements de l’Allemagne. Ce n’était pas la promesse du traité de Maastricht. C’était un argument légal que l’on peut contester eu égard à l’opportunité politique, mais il était construit. Le FDP a dû serrer les rangs au sein du gouvernement de coalition, ce qui a créé un vide pour un parti défendant cette position.

C’est le premier sillon creusé par l’AfD ?

Oui, c’est là que débute la trajectoire de l’AfD, avec Bernd Lucke, un milieu bourgeois, totalement intégré à l’establishment, masculin et conservateur. Bernd Lucke voulait reconstruire un parti conservateur allemand, comme dans l’Allemagne de Weimar. Mais il avait le sentiment que tous les partis populistes en Europe, Le Pen ou Wilders, mêlaient deux lignes. Une ligne anti-euro, et une ligne anti-migration. Alors que l’AfD première manière était exclusivement anti-euro. Et Lucke a fait barrage lorsque les milieux du NPD, le parti néo-nazi, Leo Sarrazin et consort ont voulu l’approcher.

A quel moment la mue s’est-elle opérée ?

Avec la crise des réfugiés, la digue entre ces deux lignes a cédé. Du coup, Bernd Lucke a été évacué. Frauke Petry et son équipe ont pris le parti, et l’AfD est devenu comme les autres partis populistes, anti-euro et anti-immigration. Il s’ouvre sciemment à cet électorat plus radical.

 

C’est la fin du tabou de l’après-guerre, du barrage anti-extrême droite ?

C’est la fin du tabou, oui. Et le fait même que Frauke Petry ait donné une interview dans laquelle elle lève le tabou sur l’usage du mot völkisch, c’est la fin de ce tabou (qui a inspiré les idéologies racistes en Allemagne à la fin du XIXè siècle et au début du XXème). Elle a quarante ans, c’est une jolie femme, en jupes courtes, cela joue bien sûr. Elle a quatre enfants, elle répond à toutes les cases. Elle est très intelligente, et elle a été promue par une fondation qui promeut les young leaders.

C’est une perçée à l’Est et à l’Ouest ?

L’AfD s’est établi, et maintenant incrusté. Pour Berlin, par exemple, les élections montrent un nivellement. Cela signifie que le système partisan en Allemagne est en plein éclatement. Tous les mécanismes de coalition qu’on connaissait, Libéraux-SPD, Libéraux-CDU, CDU-SPD… sont remis en cause. On arrive à des mécanismes de coalition un peu bizarres, Rouge Vert Jaune, ou Vert Noir. Il y a un effritement des partis de gouvernement et du système lui-même.

C’est aussi une crise du SPD ?

Oui, comme en France, on assiste à une crise de la gauche, avec ses divisions. On retrouve la fracture des années 1920 avec les communistes. Les ouvriers se sentaient trahis, et les populistes de l’époque se disaient national-socialistes. Ils combinaient le national et le social. C’est exactement ce que l’AfD prétend faire. En réalité, le programme économique est complètement néo-libéral, pas de protection sociale pour les femmes célibataires, mais ils prétendent un positionnement social. En Allemagne le sentiment est diffus que le SPD ne s’occupe pas des couches pauvres, qui du coup, poussent les délaissés de la mondialisation dans les bras des populistes. Il faut nuancer, cependant. L’AfD se nourrit de deux parties de la population. Il y a les perdants de la globalisation, souvent en milieu rural ou à l’Est, dans les centres périurbains. Les gens qui ne sont pas mobiles. Statistiquement les deux critères déterminants sont le bas niveau d’éducation, et les hommes. Ce qu’on retrouve cher Hofer en Autriche.

L’autre élément ?

C’est une forme de ressentiment de la classe moyenne plus ou moins aisée. Les professions libérales, ou même chez les professeurs, c’est un sentiment de stagnation salariale. Ils veulent garder ce qu’ils ont, surtout pas partager par la peur du déclassement. C’est un autre électorat, un autre mécanisme. Les deux milieux convergent sur l’AfD.

Est-ce que cela va durer ?

Oui. Je pense que cela va monter encore, y compris à l’Ouest. On l’a vu à Hanovre. A Berlin maintenant. Il y a une dialectique entre la classe politique qui ne veut pas regarder la réalité, et plus elle se replie sur elle-même et écarte l’AfD du débat politique, au lieu de prendre au sérieux la critique qui est portée, plus le ressentiment est fort. La dévalorisation de l’AfD fait son jeu.

Merkel est vraiment menacée ?

Oui, elle est menacée, mais pour l’instant il n’y a pas d’alternative. La CDU n’a pas de candidat alternatif. Au SPD, Sigmar Gabriel est hors-jeu. Dans un raisonnement de grande coalition, il n’y a pas d’alternative. Merkel joue la carte de l’alliance avec les Verts, c’est ce qui se chuchote à Berlin depuis un moment. Cela rallierait conservateurs et progressistes sur l’énergie. C’est en gestation depuis deux ou trois ans, mais il faut attendre pour savoir si c’est un projet viable. Ce serait la troisième option d’Angela Merkel, capable de gouverner avec tout le monde. Est-ce bon pour elle ? Pas si sûr, on peut retourner l’argument aisément. Selon moi elle est vraiment menacée, parce que la CSU est de plus en plus tendue.

Au point de déteindre sur des franges de son parti, la CDU ?

Absolument. Mais j’entends dire parmi les jeunes députés CDU une certaine lassitude de Merkel, parce qu’ils savent qu’ils risquent leur députation l’an prochain. Dans les calculs qui circulent actuellement, la CDU pourrait perdre jusqu’à 90 députés, surtout des jeunes entrés au Bundestag la dernière fois. Il n’y a pas de figure alternative, mais sa base de pouvoir est en train de se dégrader.

Ouest France

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