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mercredi, 13 avril 2016

Quand « migrants » rime avec espoir, bateau, AK47, terroristes : un atelier d’écriture en classe de 3e

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Il est un peu moche, son classeur, Rémi. C’est un de ces classeurs qu’on traîne d’une année sur l’autre, pour éviter d’en racheter un à chaque rentrée. Il manque la moitié de la couverture, un drapeau britannique. Ne reste que la tranche en carton, et elle-même est mal en point : il l’émiette nerveusement depuis que sa prof lui demande pourquoi il ne veut pas aider les migrants : « Je les connais pas, moi, mon argent je l’ai durement gagné, je vois pas pourquoi je devrais le partager », répète l’adolescent en classe de 3e.

Cela fait deux ans que le musicien Cyril Amblard propose à des collèges d’Auvergne un projet pédagogique qui, au travers de chansons contestataires folk, fait le lien entre l’Histoire et le présent. Le thème s’impose en fonction de l’actualité : cette année, c’est la crise des migrants. En étudiant Les Raisins de la colère de Steinbeck, récit d’une famille américaine sur la route de l’exil, et les chansons qui s’en inspirent de Woody Guthrie et Bruce Springsteen, les adolescents doivent écrire leur propre chanson.

A l’automne, le musicien a déjà réalisé l’atelier d’écriture avec un établissement de Clermont-Ferrand : en est sortie une chanson assez convenue, aux paroles « lissées ». Mais cette fois-ci, dans le tout petit collège de Saint-Amant-Roche-Savine, cinquante-cinq élèves dans une commune de 520 habitants, nichée dans le parc naturel Livradois-Forez, l’exercice a donné des résultats inattendus. « C’est la première fois qu’il y a autant de débats, de positions tranchées », note-t-il.

« Madame, c’est raciste ce que j’ai écrit ? »

Lors de sa précédente visite en mars, il a demandé aux 3e de dire spontanément ce que leur évoquait le mot « migrants ». Parmi les « espoir », « bateau » et « solitude », ont surgi « AK47 » et « terroristes ». En ce début du mois d’avril, alors que commence la troisième et dernière séance de l’atelier, Cyril Amblard s’attend à de nouvelles surprises.

Les élèves font grincer le vieux parquet élimé de la salle de musique en déplaçant les tables et les chaises. La classe est divisée en trois groupes pour les trois couplets de la chanson : le départ des migrants, le voyage, l’arrivée. L’atelier commence par quinze minutes d’écriture individuelle. Quelques-uns se contentent de fixer leur page, aussi blanche que le ciel aujourd’hui : il pleut.

Dans le groupe « arrivée », Chloé se met dans la peau d’un migrant : « Des gens me regardent comme une bête en cage. Il me manque la mélodie de ce pays. Des parfums inconnus migrent dans ma vie. » Son texte, construit en rimes et en couplet, plaît beaucoup à Cyril Amblard.

A droite de la jeune fille, Rémi, très inspiré, remplit sa feuille volante d’une traite. Son texte commence ainsi : « Les Noirs… », puis il raye ce mot. « Je me suis trompé, je voulais écrire migrants », s’excuse-t-il. Il poursuit : les migrants, donc, il ne veut pas les aider, il ne « partage pas avec de parfaits inconnus ». Sa prof d’histoire-géo, Emilie Tardes, s’accroupit à côté de lui. Elle lui rappelle les Français qui ont caché des juifs lors de la seconde guerre mondiale. Rémi baisse la tête. Le petit tas de miettes de son classeur grossit un peu plus. « Oui, mais moi si on ne m’aidait pas, je comprendrais. C’est pas de la haine contre ce peuple », se défend-il. Sa camarade Louise lève les yeux au ciel : « Mais ça te fâcherait si on t’aidait pas. »

Le jeune garçon interpelle son enseignante : « Madame, c’est raciste ce que j’ai écrit ? Jean il dit que je suis raciste, mais c’est pas vrai. » C’est en aidant ses parents « dans les tâches quotidiennes », qu’il dit avoir appris la notion du travail : « Je faisais beaucoup de choses et je gagnais pas beaucoup. » Sa prof d’anglais, Sarah Frugère, argumente : « Quand tes parents paient leurs impôts, c’est aussi pour aider les autres. » « Oui mais là c’est obligé », répond le collégien, qui ne parvient décidément pas à laisser son classeur tranquille.

« Ici, l’étranger c’est virtuel »

Son copain Nicolas s’en mêle : « C’est ton opinion Rémi, t’as le droit. » Lui non plus d’ailleurs, n’aiderait pas les migrants : « J’aurais pas de pitié », explique le blondinet, avec un sourire blasé. « Les attentats, je savais que ça allait arriver. La France c’est le truc de la liberté. Les terroristes voulaient nous toucher. Moi je n’accueillerais plus de migrants parce que les terroristes se mêlent avec eux et après ils font des attentats », affirme-t-il.

« Ici, l’étranger c’est virtuel », confie la documentaliste, Delphine Magaud. Derrière ses lunettes, son regard exprime une franche surprise : « Ils se disent racistes sans savoir ce que ça veut dire. Mais je ne pensais pas qu’ils le verbaliseraient. Ce qui me choque, c’est que c’est assumé. » C’est elle qui a eu l’idée de faire venir Cyril Amblard. Un « intervenant extérieur peut dire des choses que nous ne pouvons pas », glisse-t-elle.

A côté de Rémi et Nicolas, Rahim reste silencieux. Il a longtemps été le seul élève de nationalité étrangère dans le collège, avant l’arrivée d’un jeune Pakistanais il y a peu, en classe de 4e. Rahim est arrivé d’Inde tout seul il y a quelques années. Une association, rencontrée dans les rues de Paris, lui a trouvé une famille d’accueil à Saint-Amant. C’est un bon copain des deux garçons. Pour Nicolas, l’histoire de Rahim, « c’est différent. C’était il y a longtemps, c’est mon ami et il ne me demande rien. »

Les autres élèves ont commencé à écrire leurs couplets sur le tableau noir et ne s’attardent pas sur les propos de leurs camarades. « Ils sont butés. Quand on débat avec eux, ça part vite en cacahuètes », estime Ludovic, très content, lui, d’avoir appris plein de choses sur les migrants.

Que faire des paroles dures des deux garçons ? Ecoutant Bod Dylan qui, dans Blowin’in the wind, dénonçait ceux qui préfèrent « faire comme s’ils ne voyaient pas » la souffrance des autres, Cyril Amblard ne veut pas ignorer les idées de Rémi et Nicolas : « Votre opinion existe, elle a sa place dans la chanson. Maintenant je veux que vous argumentiez. Mettez-vous à la place d’une famille vivant près d’un camp de migrants et écrivez ce qu’elle ressent. »

« Ça reflète la population française »

Les deux garçons reprennent leurs stylos et proposent vite une nouvelle version, lapidaire : « L’argent ne tombe pas du ciel, arrêtez de vous plaindre et cherchez du boulot. Il n’y a pas un coffre rempli d’or au pied de l’arc-en-ciel. » On tourne en rond. Les profs, exaspérées, ont besoin de souffler : à trente minutes de la fin de l’atelier, et alors que le troisième couplet n’est toujours pas écrit, elles annoncent une pause.

Sarah Frugère travaille également dans un établissement de 640 élèves, dans la banlieue clermontoise : « Saint-Amant, c’étaient mes mignons, maintenant je suis obligée d’ouvrir les yeux. Je suis triste parce qu’ils ont 15 ans. A cet âge-là, on veut qu’ils aient envie de changer le monde, qu’ils aient des rêves. » Sa collègue Emilie Tardes relativise : « On sait que des parents votent FN ou qu’ils sont xénophobes. Sur vingt-deux élèves, qu’il y en ait deux qui pensent comme ça, ça reflète la population française. Ça ne sert à rien de ne pas voir le problème. J’espère au moins qu’ils se poseront des questions, même s’ils ne les posent pas tout de suite. »

Cela fait une demi-heure que l’atelier aurait dû se terminer, la cloche sonne. Sur le tableau noir, une seule phrase en guise de troisième couplet. Alors que Rémi ramasse ses miettes de classeur et file en cours de sport avec Nicolas et Rahim, complices, trois élèves préfèrent rester pour prolonger la séance, accompagnant avec flûte, piano et tambours la guitare folk du musicien. La journée se conclut sur ce « moment de grâce » qui émeut Delphine Magaud. Mais ça ne satisfait pas Cyril Amblard, qui demandera à revenir pour une quatrième séance bonus, en mai.

« Ce n’est pas un échec, c’est un début d’ouverture. Nicolas et Rémi ont pu libérer leur parole, mais ils doivent apprendre à argumenter. J’ai vraiment envie d’aller au bout de la chanson. On doit ouvrir le débat. Il n’y a rien de pire que le silence. »

Marine Forestier

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