Comment expliquer le djihadisme ? Et comment y faire face ? Depuis les attentats qui ont frappé la France en 2015, le débat est vif, notamment entre Gilles Kepel et Olivier Roy. Mais pour François Burgat, directeur de recherche au CNRS, les approches de ces deux spécialistes ont un même travers : celui de minimiser les motivations politiques des terroristes, et ce faisant notre part de responsabilité.
Sur l’origine du djihadisme en France et les moyens d’y faire face, le débat vedette de la scène médiatique française, entre Gilles Kepel et Olivier Roy, est loin d’épuiser la conversation. Bien au-delà des querelles d’ego auxquelles certains commentaires paresseux voudraient cantonner ce débat, il me parait urgent d’en corriger, ou d’en enrichir, les perspectives.
Par-delà leurs différences, les approches de Kepel et de Roy ont un même travers : celui de minimiser l’impact des vieux rapports de domination nord-sud sur le comportement des acteurs concernés. Tous deux nous retracent les itinéraires, les adjuvants, les modes d’expression de l’hostilité qui monte du monde musulman à notre égard. Mais ils évacuent l’essentiel : ses profondes racines historiques et ses motivations politiques sans cesse renouvelées.
La faute aux salafistes ou à ceux qui les fabriquent ?
Kepel, pour qui “la radicalisation ne précède pas l’islamisation”, donne le primat à la variable religieuse ou idéologique (c’est la faute du salafisme !). Avec une grande minutie, il pense donc pouvoir établir une généalogie intellectuelle entre conservatisme musulman et violence politique.
En provenance de tel pays, la radicalisation serait passée par tel individu, idéologue ou activiste, puis par tel autre. Elle aurait transité dans tel quartier de telle ville, ou même du quatrième étage de telle prison française au troisième ! Elle aurait été véhiculée par tel ou tel vecteur technologique (internet, les réseaux sociaux, etc.). Sa manière de procéder me paraît toutefois plus proche d’une filature policière que d’une enquête de sciences sociales.
Je me démarque donc radicalement de cette focalisation sur les formes et sur les vecteurs, qui s’aggrave souvent d’un penchant à la personnalisation, particulièrement fragile. La centralité, qu’après l’Egyptien Sayyed Qutb il accorde désormais à la personne du Syrien Abou Mus‘ab, pose un tel problème. C’est sans trop de surprise au lendemain de l’écrasement de la ville de Hama par Hafez al-Assad en 1982 que – tout comme l’avait fait Qutb face à la terrible répression nassérienne – ce militant atypique a quitté les Frères musulmans pour emprunter une voie plus radicale.
Aucun personnage, aussi prolixe soit-il (alors que, de surcroit, il est rejeté par les fondateurs de Daesh qui le condamnent unanimement !), ne saurait être érigé au rang de “chef d’orchestre” ou de “déclencheur” de la révolte d’une partie de la planète. Dans une telle approche, insensiblement, les vecteurs, les accessoires, les médiateurs tendent à devenir... les causes.
Kepel décrit avec minutie les outils du poseur de bombes mais il omet de nous dire qui l’a "fabriqué", ce poseur de bombes !
Des "Pieds nickelés" ou des révoltés ?
Le paradigme des "Pieds nickelés" (c’est la faute des "nihilistes"), adopté par Roy pour qualifier les djihadistes, repose pour sa part sur le postulat de leur isolement "nihiliste" (et pas seulement générationnel) à l’égard de leur milieu, c’est-à-dire de tous les autres musulmans, de France ou d’ailleurs. Puisque leur environnement les rejette, on ne saurait donc mobiliser l’histoire pour expliquer leur comportement et éclairer les dénis en tous genres dont souffre cet environnement.
Pour reprendre les termes mêmes de Roy, il ne saurait donc être question de corréler le phénomène djihadiste avec "la souffrance post-coloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une France raciste et islamophobe". C’est cette “vieille antienne tiers-mondiste” qu’il rejette ainsi sans nuance et avec dédain.
Ce raisonnement me paraît tout particulièrement déconnecté de ce que l’on peut observer. La distance établie entre la révolte d’une infime minorité des musulmans de France et l’ensemble de leurs coreligionnaires présente certes l’avantage louable d’invalider la thèse de la co-culpabilité de l’ensemble des musulmans que, en France ou ailleurs, tant d’acteurs, pas seulement d’extrême droite, tendent à adopter.
Mais cette approche a un coût analytique élevé.
Que certains parents de djihadistes aillent se plaindre à Dounia Bouzar signifie-t-il que, par leur condamnation de Coulibaly, ils entendent sans nuances "être Charlie" ? Qu’ils sont fiers de chacune des interventions télévisées de l’inculte imam Hissen Chalghoumi, censé les représenter ? Qu’ils font leur la phobie française à l’égard du hijab ? Qu’ils se félicitent de la criminalisation obsessionnelle de Tariq Ramadan par toute la classe politique française ? Qu’ils admirent la complaisance de François Hollande à l’égard d’Abdelfatah al-Sissi et des massacreurs de Gaza ? Qu’ils approuvaient, en leur temps, les gesticulations militaires de Nicolas Sarkozy en Afghanistan ou le soutien aveugle de François Mitterrand à la junte algérienne éradicatrice, soit les prédécesseurs de Sissi ? Qu’ils sont indifférents au plafond de verre et aux barbelés de mépris qui, sur le terrain de l’emploi et du logement, les enferment dans le ghetto social de cette "communauté" dont on les prie néanmoins si souvent de sortir ?
Comprendre le "pourquoi" plutôt que le "comment"
C’est pourtant ce que le paradigme de ces "Pieds nickelés" qui – prenons le temps de le noter, ne meurent pas, eux, à la fin de chaque épisode – nous demande d’accepter. Il me paraît essentiel de rappeler que les différences qui séparent les thèses qui s’affrontent sur un sujet aussi essentiel constituent un enjeu bien plus important que n’affectent de le penser ceux qui ne veulent y voir qu’une vulgaire querelle d’ego.
Les raisons de se révolter sont ailleurs. Prenons le temps de rappeler que les dogmes religieux, appropriés par des acteurs politiques, peuvent "produire" toutes sortes d’acteurs.
Le dogme chrétien peut servir de matrice à l’action de mystiques pacifistes, de moines contemplatifs ou de moines... guerriers. Dans l’univers de l’islam, les textes religieux peuvent être utilisés par des mystiques soufis contemplatifs, des salafistes de type quiétistes, qui prônent une observance littéraliste de la religion mais refusent toute implication dans le champ politique, ou par des djihadistes cherchant à imposer par la force leur conception du dogme.
Ce qui importe n’est donc pas de recenser les multiples possibilités d’interprétation de chacun de ces dogmes. C’est de comprendre les raisons qui font choisir aux acteurs l’interprétation "contemplative" ou l’interprétation "guerrière". Or ces raisons ne sont pas de nature idéologique. Elles ne se réduisent pas non plus à des variables psychosociales. Elles sont, à mes yeux, de nature fondamentalement politiques.
Ces deux approches disculpent "notre" responsabilité
Voilà pourquoi je ne puis me reconnaître ni dans l’approche de Kepel ni dans celle de Roy.
Car leurs approches ont en commun d’être déconnectées à peu près complètement des dynamiques politiques propres au monde post-colonial, et notamment de la violence inouïe des politiques euro-américaines au Moyen-Orient. Ce faisant, Kepel et Roy disculpent "notre" responsabilité dans l’ensemble des dysfonctionnements du "vivre ensemble" national ou de son équivalent à l’échelle moyen-orientale.
C’est pour cela qu’il me parait essentiel d’affirmer... le contraire ou presque de ce qu’ils posent comme horizon de notre réflexion, et donc de notre action. Et de rappeler fermement, encore et encore, l’importance primordiale de la matrice politique du phénomène djihadiste, la seule qui permette de penser la part centrale de la responsabilité que nous y avons. Et donc de la marge d’action importante que nous retrouverons – dès lors que, pour combattre le djihadisme, nous accepterons d’agir sur un autre terrain que sécuritaire et répressif.
Si notre "lutte contre le terrorisme" entend dépasser le stade des mots, et le seuil de son présent échec, c’est ce prix, réaliste, que nous devons accepter de payer.
Édité et parrainé par Sébastien Billard
Par François Burgat
Source : Le nouvel obs