Journaliste et écrivain, Elisabeth Schemla a été grand reporter, rédatrice en chef du Nouvel Observateur et directrice-adjointe de la rédaction de L'Express. Elle est aujourd'hui conseillère municipale de Trouville. Elle a notamment publié Islam, l'épreuve française (éd. Plon, 2013).
Le Premier ministre a déclaré dans le JDD qu'«il nous appartenait de bâtir un véritable Pacte avec l'islam de France». Cette formule qui consacre l'établissement d'un pacte pour une catégorie particulière de Français ne signifie-t-elle pas que le pacte républicain qui s'adresse à l'ensemble du peuple est sévèrement fragilisé?
Que le pacte républicain soit fragilisé est une évidence nationale. Nous sommes au bord d'une explosion, notamment après l'égorgement du prêtre Jacques Hamel qui dévoile sans ambiguité, au delà de l'horreur, la guerre de religion que nous livrent les jihadistes. Erodée par le multiculturalisme, l'égalitarisme, la faiblesse de l'autorité, le triomphe absolu d'Internet qui atomise tout et chacun, la faillite de l'école primaire, enfin la montée de l'extrême droite, la République est de moins en moins un idéal et une ambition communs au peuple français dans sa très grande diversité. Le ciment craque. La boussole républicaine n'indique plus les quatre points cardinaux. Compte tenu de la place et du rôle de l'islam dans cet affaiblissement, la façon dont il l'utilise à son profit, la question qui se pose vraiment est de savoir si cela justifie un pacte particulier au sein de la République.
La réponse est oui.
On constate chaque jour que le CFCM, tel qu'il a été mis sur pied, est gravement défaillant. A cause du système des grands électeurs, entre autres, dans lequel ne figurent ni les femmes ni les jeunes, la représentativité cultuelle de l'ensemble des musulmans pratiquants n'est pas respectée. Il faut donc réformer structurellement le CFCM, en remettant tout à plat, maintenant que les mosquées ont acquis droit de cité.
Ensuite, il faut obliger les organisations cultuelles musulmanes à renoncer au crime d'apostasie - puni de mort dans l'islam- dont nos dirigeants successifs, prétendument républicains, ont fini par accepter qu'il figure dans les statuts du CFCM. Chevénement avait cédé, Sarkozy a confirmé, Hollande a laissé filer. L'interdiction pour un musulman de se convertir à une autre religion est inacceptable dans un état de droit comme le nôtre, contraire au principe de la liberté de conscience. C'est un point symbolique mais central. Remarquons au passage que nos politiques ont été les premiers à briser eux-mêmes le pacte républicain...
Et puis, il n'y a guère d'autre façon de bâtir un islam français - expression qui a elle seule hérisse tant de musulmans - que de passer par un accord spécifique, extrêmement rigoureux. D'un côté la République n'avait pas prévu qu'elle se retrouverait un siècle après la loi de 1905 confrontée à une nouvelle religion, prosélyte et conquérante. Elle n'est donc pas préparée à cette donne. De l'autre, l'islam n'avait pas envisagé qu'il devrait se transformer de culture de majorité en culture de minorité, de se contextualiser. Ce double défi mérite un pacte. Plus: s'il était enfin mis en route, il contribuerait fortement à apaiser les tensions, à faire que s'éloigne le spectre d'une guerre civile.
Enfin, la structuration d'un islam français ne peut pas reposer uniquement sur la représentation cultuelle. De grandes organisations représentatives laïques doivent en faire partie intégrante. Sinon, nous nous rendons coupables du pire des amalgames: considérer que toute femme, tout homme, tout enfant d'origine culturelle musulmane est un musulman pratiquant, c'est à dire gommer la laïcité, voire l'agnosticisme de nombre d'entre eux. Un problème se résout hic et nunc, sinon, échec assuré.
Quand on considère les influences politiques qui peuvent peser sur certaines organisations représentant la communauté musulmane en France, comme l'UOIF, marquée par les Frères musulmans et le Qatar, l'Etat ne prend-il pas le risque aujourd'hui de faire le jeu de l'islamisme politique?
On négocie par réalisme avec un adversaire quand il est aussi fort et puissant que vous. C'est loin d'être le cas de l'islamisme politique en France aujourd'hui. Gardons notre sang-froid. Il y a le terrorisme islamiste, il y a une incontestable islamisation de la France qu'il faut regarder et traiter avec calme. La rationalité française, la laïcité même sont dans une impasse, elles sont arrivés au bout. Nous devons élaborer une façon de penser, de discourir, de proposer radicalement nouvelle, ouverte aux autres expériences. Par ailleurs, plus rapidement et prosaïquement, ne pas faire le jeu de l'islamisme politique, c'est d'abord exiger sans faillir des contreparties à l'institutionnalisation d'un islam français, tel que je l'évoquais plus haut. C'est aussi mettre en place - et c'est la responsabilité de l'Etat - toutes les mesures de première nécessité, si vous me permettez cette expression. Elles sont dans toutes les bouches aujourd'hui, ce qui est déjà un sérieux progrès. Par exemple, il est invraisemblable que l'on n'ait pas créé un institut de formation des imams digne de ce nom, dans lequel langue, histoire, système institutionnel et culture français seraient enseignés. Nous avons la chance d'avoir une terre concordataire, legs napoléonien. Que n'y a-t-on depuis longtemps installé une telle école? Au lieu de ça, la France est allée signer avec l'Algérie, minée par l'intégrisme, la formation d'imams!
Manuel Valls a également écrit qu' «il fallait reconstruire une capacité de financement française» sans apporter davantage de précision. Un financement public de l'islam de France pourrait-il s'inscrire dans la tradition de notre pays?
Si le Coran gagne les coeurs, l'argent est évidemment au coeur. Le but de la France n'est pas de contrebalancer les financements étrangers qui exportent chez elle une idéologie religieuse, un fondamentalisme sociétal et le terrorisme. Le but doit être de tarir ces sources.
Mais qu'est-ce que Valls appelle «une capacité de financement française»? Redonner vie à la Fondation pour l'islam de France créée par Villepin, chargée de d'assurer et superviser une collecte transparente des fonds, pourquoi pas. Mais que les fonds d'Arabie Saoudite, du Qatar, de Turquie ou d'ailleurs soient transparents, qu'est-ce que cela change vraiment concernant la propagande coranique et l'islamisation des esprits? Pas grand chose. Voudrait-on nous faire croire que nous sommes prêts à renoncer à nos contrats mirobolants d'armements au cas où la Fondation refuserait tel ou tel fonds à tel ou tel pays du Golfe? Si telle était l'intention, nos gouvernants auraient déjà supprimé l'exonération fiscale dont bénéficie le Qatar pour ses avoirs en France.
Si financer français signifie que c'est l'Etat qui doit payer, Hollande rejette cette suggestion de son Premier ministre, sans état d'âme. Probablement sous la pression de son camp qui y voit une grave atteinte à la loi de 1905. Ce qui est tout à fait exact, mais d'une formidable hypocrisie. L'Etat, c'est nous, contribuables. Il n'y a pas de différence entre notre contribution par l'impôt à la vie de la nation, de la Région ou de la commune. Par conséquent, lorsque tant et tant de maires partout en France financent indirectement, grâce à notre involontaire participation financière, la création de mosquées, de centres culturels et d'écoles coraniques associés, sans aucune contrepartie, ils ne contournent allègrement la loi de 1905. Et personne ne semble s'en offusquer. Nous n'avons pas vu des populations laïques se révolter contre cet état de fait. La multiculturalisation des esprits a gagné elle aussi.
Sans doute une taxe sur l'énorme marché du halal qui représente 5 milliards d'euros annuels serait-elle plus judicieuse pour établir un financement français permettant de payer les salaires des imams, des aumôniers, la formation des imams, etc... Cette taxe pourrait être versée, encaissée, supervisée par la Fondation. L'argument selon lequel le halal est entre les mains d'entreprises privées, ce qui serait un empêchement, n'est pas convaincant.
N'est-il pas paradoxal qu'en réaction aux attentats, Manuel Valls en appelle à refonder l'islam de France alors que, dans le même temps, il déclare avec constance qu'il ne faut pas commettre d'amalgame entre islam et terrorisme?
Je ne vois pas là de paradoxe. L'islam en tant que doctrine religieuse, tel qu'il est interprété par les hommes, par conséquent un nombre certain de musulmans - mais pas tous les musulmans, tant s'en faut! - pose beaucoup de problèmes en France, et à la France. Il est normal de vouloir mettre ces problèmes sur la table, de réunir tous les acteurs autour d'une table. Et puis, cette notion d'amalgame, de stigmatisation relève de l'argutie et commence à indisposer sérieusement.
C'est moi républicaine, laïque, qui suis «amalgamée», «stigmatisée». Je le suis, stigmatisée, quand je croise une femme en niqab ou burka dans la rue, quand un homme refuse de me serrer la main, quand je vois une fillette la tête couverte qui déserte soudainement les cours de dessin, de danse ou de musique, quand je constate que la loi du Coran, pour certains, transcende et doit s'imposer aux acquis constitutionnels, institutionnels, législatifs pour lesquels nous nous sommes tant battus. .
Les plus vives critiques de la laïcité à la française considèrent que celle-ci entrave la liberté de religion, pourtant reconnue par la loi de 1905. La France a-t-elle sous-estimé par son histoire laïque voire anticléricale cette liberté fondamentale?
Une entrave à la liberté de religion? C'est une plaisanterie! Qui est entravé dans l'exercice de sa religion aujourd'hui en France? A l'exception des radicaux salafistes et autres, même chez les musulmans vous n'entendez pas pareil son de cloche. Ils sont de plus en plus nombreux au contraire à comprendre l'intérêt de notre modèle, quoiqu'il doive s'adapter. C'est à gauche que règnent ceux qui dénoncent ainsi «l'intégrisme laïque», le «laïcisme», au nom de la diversité culturelle. Ce sont les partisans d'une «laïcité ouverte» à la Jospin que j'ai entendu me dire en 1989: «Et que voulez-vous que ça me fasse que la France s'islamise?». Cette idéologie dominante est responsable, coupable de l'état des lieux. Adepte du «il est interdit d'interdire», c'est elle qui a porté les coups les plus durs à la laïcité. Avec une parfaite bonne conscience.
Après l'attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray, les responsables de l'Eglise catholique ont encouragé la poursuite du dialogue interreligieux. Mais beaucoup d'entre eux, notamment monseigneur Rey, ont fait état de difficultés dans ce dialogue avec l'islam, en l'absence d'autorité ecclésiale. Le respect tant de la laïcité que de la liberté de religion ne se heurte-t-il pas à une spécificité particulière dans le cas de l'islam?
Le dialogue interreligieux est une nécessité absolue. Les passerelles, la découverte et l'apprentissage de l'autre, d'autant plus que les uns et les autres procèdent tous d'Abraham, sont indispensables. En jetant un regard rétrospectif sur le dialogue entre les catholiques et les juifs après Pie XII et la Seconde guerre mondiale, l'espoir est au rendez-vous avec l'islam, malgré les difficultés et même si cela ne se fera pas en un jour. On ne songe jamais assez à ce qu'il a fallu de conciles, de synodes déterminants, de volontés papales successives et réitérées, d'actions de prélats et de prêtres, pour que se résorbe progressivement, en une soixantaine d'années, l'antisémitisme catholique français. Les nombreuses initiatives de dialogue interreligieux patinent assez souvent. Mais comment pourrait-il en aller autrement en France alors même que le culte n'est pas organisé comme il le devrait et que tout le monde a préféré faire l'autruche jusqu'à présent? Les conditions ne sont pas les meilleures. D'où l'urgence de procéder à cette réforme qui fournira des interlocuteurs reconnus et investis aux autres autorités religieuses.
Source : Le Figaro