Journaliste et écrivain, Elisabeth Schemla a été grand reporter, rédactrice en chef du Nouvel Observateur et directrice-adjointe de la rédaction de L'Express. Elle est aujourd'hui conseillère municipale de Trouville. Elle a notamment publié Islam, l'épreuve française (éd. Plon, 2013).
Il est affligeant de constater ce que la plupart des médias ont principalement retenu du rapport de l'Institut Montaigne intitulé «Un islam français est possible», disponible en ligne et dont le JDD vient de publier des éléments. Un: les musulmans ne seraient pas 5 ou 6 millions comme le prétend le ministère de l'Intérieur, toujours suspect, mais entre 3 et 4 millions. Deux: la majorité des musulmans, 46%, sont «soit totalement sécularisés, soit en train d'achever leur intégration». Ah le soulagement, dans les rangs médiatiques! D'accord, plus d'un quart des musulmans, 28%, beaucoup de jeunes, sont des radicaux en rupture totale de la République, adeptes du niqab, de la burka, de la polygamie, mais inutile de s'y arrêter trop longtemps. Quant à l'analyse de l'ensemble des propositions du rapport pour structurer enfin correctement un islam français, trop ennuyeux, pas assez vendeur pour en parler! Bref, pour qui aurait cru discerner un problème avec l'islam et s'intéresserait à sa résolution, la preuve estampillée par un sérieux think tank serait apportée qu'il n'y en a pas, ou presque pas.
Pourtant, ce volumineux document dresse un passionnant état des lieux de la France musulmane. Elle est entre-deux, et c'est autour d'elle que tout va se jouer. L'auteur, Hakim El Karoui - signataire de l'appel des 41 fin juillet, «Nous, Français et musulmans, sommes prêts à assumer nos responsabilités», en a bien sûr sa propre interprétation. Mais au-delà, on y trouve la reconnaissance quasi scientifique, calme - et constructive, avec un plan d'action - de ce que quelques-uns s'évertuent depuis si longtemps à analyser, à dire, à proposer, prêchant dans le désert, vilipendés, accusés de toutes les tares idéologiques. Le travail rigoureux dirigé par El Karoui, qui s'appuie sur un complexe sondage IFOP, met en effet en lumière une histoire subtilement à l'œuvre. Très dérangeante pour la société française, ardue à maîtriser: la réislamisation des musulmans et l'islamisation des non-musulmans.
Pour faire comprendre ce qu'est la réislamisation, il y faut une définition de l'islamisme. La plus exacte est celle que donne l'un de ses très fervents supporters, le conseiller d'État Thierry Tuot, l'un des trois magistrats choisis pour trancher cet été dans l'affaire du maillot intégral, ce que l'on s'est bien gardé de nous avouer. L'islamisme, écrit-il, est «la revendication publique de comportements sociaux présentés comme des exigences divines et faisant irruption dans le champ public et politique». À l'aune de cette définition, le rapport Al Karoui fait apparaître que l'islamisme s'étend inexorablement. La comparaison avec les sondages et enquêtes parus au fil des années, facilement consultables sur Internet, en témoigne. D'abord, sur les 1029 personnes représentatives sondées pour l'Institut Montaigne, 155 seulement, soit 15 %, quoiqu'ayant au moins un parent musulman, s'affirment sécularisées. Ensuite, la majorité silencieuse elle-même, les 46% du panel, n'est pas homogène. Une bonne partie des musulmans qui la composent par exemple, tout en appréciant la laïcité pour la liberté qu'elle autorise et en reconnaissant la prévalence des lois de la République, sont néanmoins favorables à l'expression religieuse sur le lieu de travail.
Prenons maintenant l'un des marqueurs principaux de la vie musulmane, il est alimentaire: le halal. 70% des sondés déclarent acheter toujours de la viande halal, 22% parfois, 6% jamais. Quelle qu'en soit la raison, du respect de la tradition à la volonté de «licite» et de «pureté» en passant par le repère identitaire, la consommation de halal fait donc la quasi-unanimité. Mais elle la fait aussi dans le désir de débordement sur le champ public et laïc: 80% de ces musulmans pensent que les enfants devraient pouvoir manger halal dans les cantines scolaires, une bonne partie le revendique même clairement.
Autre marqueur, vestimentaire celui-ci, le hidjab, le foulard. Une autre affaire. Il est plus clivant parce que les musulmans et les musulmanes savent, eux, quelle conception des rapports hommes-femmes il recouvre, ce qu'il implique, ce qu'il signifie par rapport à nos lois. Malgré tout, il suscite l'adhésion de 65% de cette population, de religion ou de culture musulmane. Là encore, difficulté pour la laïcité, 60% de celle-ci souhaite que les filles puissent porter le hidjab dans les établissements scolaires.
Travail, école: on voit bien à travers cette étude que l'espace privé est très majoritairement considéré par les musulmans comme devant s'élargir aux sanctuaires de l'espace public. La vitalité de leur religion, l'ardeur de leur pratique cultuelle pousse certainement les musulmans dans cette direction. Aujourd'hui, 40% d'entre eux fréquentent une mosquée, une fois ou plusieurs fois par semaine, une petite minorité chaque jour. Et la moitié des 60% qui se rendent exclusivement pour les fêtes dans un lieu de culte, ou jamais, pratiquent pourtant les cinq prières quotidiennes, chez eux. Le rapport Al Karoui y note «le développement d'une religiosité importante mais relativement indépendante des institutions, des lieux de culte et des structures musulmanes, tout en aspirant à une piété forte et à la reconnaissance de pratiques religieuses ayant trait à l'organisation de la vie collective au quotidien.»
Face à la réislamisation des musulmans, l'islamisation des non-musulmans. Les convertis, hommes et femmes français bien sûr, représentent 7,5% des sondés. Le rapport juge que ces «entrées» sont plus que contre-balancées par les «sorties» ( les sécularisés ou en voie de sécularisation), ce qui de fait les neutraliserait. C'est sans doute l'un des rares points contestables de cette étude. Il l'est parce qu'il faut comparer l'ampleur des conversions aujourd'hui à ce qu'elle était il y a quinze ans. Tout simplement négligeable alors. De plus, la séduction exercée par l'islam va s'amplifiant auprès des générations nouvelles, celles qui vont prendre la relève. La population convertie est jeune, très jeune, radicale, très radicale, mêlant religion vague, haine de la laïcité, de la France et des autres Français, violence politique, besoin d'héroïsme, inculture et, vis-à-vis des femmes, une inacceptable barbarie. On retrouve ces convertis dans le bloc des 28% de radicaux dangereux qui imposent progressivement dans banlieues et quartiers leur loi selon la charia, et sont curieusement appelés ici «autoritaires». Leur rôle, leur poids, leur influence sera d'autant plus déterminante que si l'ensemble des musulmans se caractérise par une pauvreté répandue, des difficultés sociales, un très fort chômage et l'absence trop souvent de compétences professionnelles, c'est encore plus vrai des jeunes, convertis ou pas, qui s'inscrivent dans cette mouvance. Hakim El Karoui trouve une excellente formule pour les résumer: «l'islamisation de la radicalité et la radicalité de l'islamisation.» Toute la question est de savoir, sur fond de lente mais certaine glissade de la majorité des musulmans vers l'islamisme, si l'autorité politique va enfin se décider à agir vite et bien pour structurer un islam français. En tout cas, elle a avec ce rapport de l'Institut Montaigne absolument toutes les données pour s'atteler réellement à la tâche. Mais par-delà les effets de manche et de voix, le veut-elle vraiment ?
Elisabeth Schemla