Nicolas Blancho, président du Conseil central islamique suisse (CCIS), nous reçoit dans son QG de Berne, dans un lieu qu’il préfère tenir secret «pour des raisons de sécurité». L’organisation qui compte 3500 membres se dit menacée par des groupes d’extrême–droite, mais aussi par l’Etat islamique. Au bas de l’immeuble, aucun signe ne mentionne la présence du CCIS. En guise d’accueil, la secrétaire générale Ferah Uluçay demande aux journalistes de déposer leurs portables dans une boîte en métal, avant de se raviser: les éteindre suffira.
Le Temps: Vous dénoncez l’Etat islamique. Que répondez–vous si un jeune musulman viens vous dire qu’il souhaite partir combattre aux côtés de cette organisation en Syrie?
Nicolas Blancho: Souvent, les jeunes ne savent pas vraiment ce qui se passe au sein de ces organisation. Si nous apprenons qu’un jeune souhaite partir, nous lui dirons que cette idéologie est fausse et nous ferons tout pour rendre son départ impossible. Mais bien souvent, lorsqu’une personne souhaite vraiment partir, elle ne le dira pas, c’est très difficile de l’en empêcher. Notre devoir est de combattre l’EI ici, pour faire comprendre aux jeunes que leur idéologie ne correspond pas aux croyances et fondements islamiques.
– Avez–vous déjà été confronté à cette situation?
– Il y a un mois environ, nous avons réussi à empêcher une jeune femme de rejoindre l’EI. Nous avons envoyé deux personnes pour la rattraper à Istanbul avant qu’elle n’atteigne la Syrie. De nombreuses jeunes femmes sont attirées par l’EI, nous ne comprenons pas leurs motivations.
– Quelle est votre position sur le djihad?
– C’est un terme souvent mal compris. Le dijhad armé fait partie des moyens de légitime défense pour un musulman. Dans le cas du peuple syrien, il est légitime de combattre contre le dictateur Assad et de chercher à acquérir son autonomie au niveau international.
– Vous vous distancez de l’idéologie de l’EI. Pourtant vous avez des liens, dans vos associations, avec des personnes soupçonnées de terrorisme. Comme le Yéménite Abdel Wahab Humaiqani, soupçonné de financer AQPA (Al–Qaïda dans la péninsule arabique), l’imam de Pristina Shefqet Krasniqi, qui aurait incité des jeunes à faire le djihad armé, ou encore Adel Hassan Hamad, du Bahreïn...
– Je vais être très clair sur ce point: je n’accepte pas la liste des États–Unis pour définir qui est radical et qui ne l’est pas. Sur cette liste, il y a des personnes que je connais personnellement et je sais très bien qu’elles ne sont pas liés au terrorisme.
– Toutes ces accusations sont donc à vos yeux fausses?
– Oui. Abdel Wahab Humaiqani, par exemple, est très reconnu au sein de la politique yéménite. Il s’active en faveur des changements en cours dans son pays. Il faut comprendre qu’il est très facile d’atterrir sur la liste américaine, il suffit de quelques relations qui leur semblent suspectes. Cela ne veut rien dire.
– Vous affirmez oeuvrer pour la prévention. Le MPC vous reproche l’inverse…
– Je perçois l’enquête ouverte par le Ministère public de la Confédération contre Naim Cherni comme une expérience politique: il teste les limites d’application des lois et examine si elles suffisent pour punir la propagande.
– Comment justifiez–vous le voyage de l’un de vos membres dans les zones de conflit en Syrie, en compagnie d’un combattant?
– Ce voyage s’inscrit dans un cadre journalistique. Les jeunes attirés par la guerre en Syrie n’écoutent plus les imams, car ils se contentent de dénoncer l’EI de loin. Aux yeux de beaucoup de jeunes musulmans, il s’agit juste d’un discours convenu et opportuniste. Nous avons voulu leur livrer un documentaire de la réalité sur le terrain et leur donner un témoignage des gens qui combattent l’EI et qui n’ont rien à perdre. L’interview avec Muhaysini était spontanée.
– Avez–vous été perquisitionnés, auditionnés par le MPC suite à l’ouverture des procédures?
– Je n’en dirai rien, cette procédure n’est pas publique. Mais à mes yeux, elle est purement politique. Si vous, en tant que journalistes, vous étiez parties en Syrie, auriez–vous aussi été soumises à une procédure pénale? Je me pose la question.
– Donc selon vous, le MPC poursuit Naim Cherni juste parce qu’il est membre du CCIS…
– Pas forcément parce qu’il est membre, mais parce qu’il est parti plusieurs fois, parce qu’il porte une barbe, parce qu’il agit dans le cadre du CCIS. Pourquoi n’aurions nous pas le droit de faire un travail journalistique?
– Vous aviez dès la création du CCIS de grands projets: une mosquée, une chaîne télévisée … Où en êtes–vous?
– Ce sont des idées qui ont été discutées à l’interne, mais qui n’auraient pas dû être communiquées au grand public tant qu’elles n’étaient pas concrétisées.
– Vous aviez pourtant parlé vous–même de ce projet dans les médias. Vous disiez il y a à peine 3 ans que lorsque vous allez à l’étranger, vous cherchez des soutiens financiers, notamment pour une mosquée
– Oui, c’est vrai. Je devais répondre honnêtement. Mais cela remonte à deux ans. Depuis, nous avons gelé le projet de mosquée. Il n’est pas totalement enterré. La capitale de Suisse n’a toujours pas de vraie et belle mosquée et c’est dommage. Mais, dans le contexte actuel, avec les tensions autour de l’islam, il nous paraît difficile de concrétiser ce souhait.
– Où trouvez–vous les fonds pour financer vos activités?
– Les cotisations de nos membres représentent une grande partie du financement. A côté, nous essayons d'obtenir aussi des dons de musulmans riches en suisse, d’entreprises et d’organisations.
– Quel genre d’organisations? Qatar Charity?
– Nous avons présenté nos projets chez des organisations semblables, oui. Essentiellement des organisations qui appartiennent aux Etats du Golfe.
– Quelle part de votre budget cela représente–t–il?
– Les projets présentés à l’étranger ne sont pas encore financés.
– Vous figurez dans le comité directeur de nombreuses organisations à Berne. Pourquoi?
– Elles représentent un réseau de contacts avec la communauté musulmane à l’échelle internationale. Nous discutons des problèmes des musulmans dans le monde.
– Sont–elles aussi une source de financement?
– Non. Elles–même cherchent déjà des financements pour leurs propres projets
– Pour quelles raisons ces organisations sont–elles enregistrées en Suisse?
– Elles ont un siège ici parce qu’elles ont besoin d’être enregistrées en Suisse pour demander une reconnaissance au sein de l’ONU et des organisations internationales, et pour le prestige. Si elles souhaitent s’enregistrer ici, je les aide à faire les démarches. Mais elles sont actives dans les pays arabes, africains et asiatiques.
– Comment subvenez–vous à vos besoins ?
– Je n’en parle pas, c’est privé. Personne ne veut ouvrir son porte–monnaie. Mais je ne suis pas subventionné par l’État, ni par les organisations que vous citez.
– Quelle est votre activité professionnelle ?
– Mes activités tournent autour du conseil et de traduction de livres, ou de la production d’émissions télévisées.
– Vous intervenez sur des chaînes arabes, où vous vous présentez comme le représentant des musulmans de Suisse...
– Non, je ne me présente pas comme représentant des musulmans de suisse, mais comme Nicolas Blancho, président du Conseil central islamique. Je parle de la réalité des musulmans en Suisse et en Europe. Je m’inquiète pour la paix dans nos pays européens.
– Ces interventions vous permettent–elles d’obtenir des soutiens financiers?
– Les conférences sont plutôt de nature intellectuelle et culturelle. Si je cherche des financements, je pars à l’étranger pour cela.
– Allez-vous au Qatar, au Koweit, aux Emirats arabes unis, en Arabie saoudite?
– Jamais en Arabie saoudite.
– Quelle est votre relation avec Abdulaziz Abdulrahman H.A. Al–Thani, membre de la famille royale au Qatar?
– C’est une relation plutôt professionnelle. On se voit peut–être une fois par année.
– En Suisse, vous offrez vous services juridiques aux musulmans lorsqu’ils sont en conflit avec les autorités. Pourquoi privilégier un interprétation littérale de la religion, comme dans le cas de la poignée de main, à Therwil?
– Il faut faire la différence entre défendre une option et appeler à une option. Nous n’allons pas dire à tous les musulmans de ne pas serrer la main d’une femme. Il existe dans toutes les religions des interprétations orthodoxes, aussi dans le judaïsme, on n’en fait pas toujours un problème. Ce qui est beaucoup plus néfaste, c’est le discours autour de ce problème. Le débat des valeurs, l’idée que les musulmans vont envahir la suisse, etc, etc. On tourne autour d’une petite chose et on en fait un grand problème. Idem avec les minarets. Cela n’a jamais été un problème.
– Vous proposez également des contrats de mariage, des Nikah. Que faut–il faire pour se marier selon la loi islamique?
– Le contrat de mariage est fait pour les couples déjà mariés selon la loi suisse. Les musulmans veulent avoir la certitude que leur mariage est accepté religieusement, ils viennent faire leur mariage musulman chez nous.
– En passant par vous, une personne peut–elle conclure plusieurs mariages?
– Ce n’est pas possible. Ils doivent venir avec un contrat de mariage suisse. Si la personne a déjà un contrat de mariage à l’étranger, alors celui est reconnu aussi.
– On dit que vous avez plusieurs femmes, c’est vrai?
– Je ne donne pas d’information sur ma vie privée.
– Selon la loi islamique, un homme peut être marié avec plusieurs femmes, est–ce exact?
– Du point de vue de la normativité islamique, oui, c’est correct.
– Que dites–vous à un musulman qui souhaite épouser plusieurs femmes?
– Qu’il le fasse et qu’Allah lui bénisse son prochain mariage.
Source : letemps.ch